AUX PORTES DE LANVIL – Michael Roch

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La mer était chargée de cadavres et, ce matin, elle leur crachait au visage. Elle éclaboussait son écume jaunie chaque fois qu’un corps mort, gonflé par le sel et le soleil, heurtait la cuve à bord de laquelle le jeune Joge-O et le Docteur Ignace survivaient, depuis la tempête. L’embarcation filait droit, poussée par les vents sans trop d’hésitation, et emmenait les deux rescapés vers la liberté, vers Lanvil. Penché par-dessus bord, Joge-O vomissait ses dernières tripes.

 Â« On approche, Â» fit savoir le Docteur Ignace au énième bruit mou d’un torse qui se déforme contre la cuve ouverte, « Lanvil approche. Â» Ils en croisaient depuis quelques jours, des écÅ“urés, des sans-vies, des camouflés par la houle, mais, depuis l’aurore, c’est tout l’horizon qui semblait avoir tourné de l’œil et qui vomissait le surplus des Enfers. L’océan, comme un poumon cancéreux, ne respirait plus.

Ça le prenait de plus en plus, au docteur, de fixer le large avec hâte et envie. Il parlait souvent à mi-voix, lorsque les jours passés à étouffer s’adoucissaient et avant que la nuit tombe. En réalité, il priait silencieusement Lanvil d’apparaitre enfin, et de se dévoiler vague après vague.

Aux yeux de Joge-O, le docteur conservait cet optimisme aveugle. Il ne cherchait pas vraiment le point fantomatique de l’île dans le lointain, mais il auscultait la voilure et l’ombrage qu’elle donnait à leurs corps meurtris, comme s’il était le garant de leur solidité précaire.

Mais rien ne perçait le faux plat marin, ni devant, ni autour, ni au-delà. Le large paraissait vide depuis toujours, même si les holocartes et nanoboussoles indiquaient la présence du continent, là, derrière les dernières vagues. On dit, yé krik, que les portes de Lanvil sont des crocs dressés contre le reste du monde. On dit, yé krak, que le monde entier pourrait s’y fracasser, il n’y entrerait pas, dans Lanvil, s’il ne s’en montre pas digne, s’il ne sait pas se faire humble. On dit, yé mistikrik, qu’ils sont nombreux, les indignes et les orgueilleux, les rejetés de Lanvil, et Joge-O pensait, jusqu’à ce jour, que ce n’était qu’une légende. Yé mistikrak.

Il eut encore un haut-le-cœur et essuya d’une main tremblante la bile blanche qui lui coulait du nez. Ses genoux glissèrent sur le sang qui serpentait au fond de l’embarcation.

— Nous n’entrerons pas, fit-il enfin.

— Seulement si tu nous fais dessaler.

La cuve gîta dangereusement vers les cadavres qui flottaient tout autour d’eux. Les morts bavassaient d’un clapot bruyant. Ils bavassaient tellement qu’ils en étourdissaient Joge-O, Joge-O malade, Joge-O tanguant, Joge-O dérivant, chavirant presque de son corps à moitié nu, et de son ventre vidé de douleur.

Un étau de nausée se referma sur lui ; ce n’était pas le soleil qui l’empêchait de respirer, ni les embruns acides, mais la vision horrible de ces visages délavés, et pourtant si familiers, qui se pressaient les uns contre les autres et s’embrassaient dans une danse lente et gauche. Il en avait peur. Ils tournaient sur eux-mêmes et hurlaient sous les vagues le sort funeste que Joge-O supposait et qu’il ne pouvait plus taire.

— Nous n’y arriverons pas, répéta Joge-O.

Il était épouvanté par leurs saccades, par leurs sursauts, mais quelque part près de son cœur, sa frayeur tenait plus de la douleur. Une douleur qu’on lui avait mise là, entre la cinquième côte et le poumon gauche. Une douleur qui le reliait à ces cadavres, une peine antique, partagée, démultipliée par le nombre de corps flottés. Une brûlure interne aussi étendue que l’horizon, que même les paroles du Docteur Ignace n’auraient pu apaiser.

— On dit qu’il y a un gardien devant Lanvil, chuchota ce dernier, c’est lui qui décide qui entre et qui reste à la mer. C’est lui qu’il faut guetter.

Art by Sunny Efemena

— Il ne te laissera pas entrer.

Le Docteur Ignace grimaça, la vieille bâche s’était violemment dégrafée. Elle claqua dans le vent comme une voile déchirée et fit sauter la cuve vers l’avant. Le cylindre de verre qui leur servait de radeau écrasa un corps dans le creux de la vague. La cuve était vide, vide des canaux ombilicaux et des masques à oxygène, vide de son fluide vital et de ses greffons génonutritifs, vide de ses courroies de sécurités, de ses cordons d’alimentation, de ses pertes et de ses fuites vers la mort, vide de ses premiers occupants. Le caisson pouvait contenir jusqu’à cinq corps. Ils n’étaient plus que deux à s’accrocher aux flots comme l’espoir à la vie.

Le Docteur pensait à Lanvil, à elle seule, l’île coincée au fond de son esprit comme une plaie à vif, une cicatrice qu’il gardait béante depuis que le rivage de l’autre monde lui était apparu en songe. Il ne pensait pas à ce qu’elle lui avait coûté, à ce qu’il avait dû payer pour l’approcher, à tout ce qu’il avait perdu, en vérité : ses techniciens et l’équipage, l’équipage qui tenait le navire, le navire qui abritait le laboratoire, le laboratoire qui collectait les données, les données qui repeupleraient l’Humanité.

De l’autre côté du globe, au départ de l’Océan, il ne restait qu’un désert de bombes, des poussières de villes et des routes abandonnées. Il n’y avait plus d’Humanité, que des animaux apeurés se terrant dans des bunkers surpeuplés desquels ne sortaient que des informations immatérielles, sécurisées dans des enveloppes mécaniques. Dans le silence des nuits ultra-marines, le Docteur Ignace pleurait la fin de l’Occident, démoli par un immonde repli sur lui-même. Aux questions pourquoi, et comment, il se persuadait que les réponses et la salvation viendraient de l’antipode. Il lui fallait Lanvil. Il lui fallait ce qui lui échappait encore.

Le Docteur Ignace avait gardé la barbarie ordonnée de ses idées impérialistes, l’obsession pour l’épandage de valeurs objectives, expérimentées, contrôlées, théorisées, de valeurs humaines qui siéraient à la Terre entière, si elle daignait les écouter, si elle daignait se laisser coloniser. L’Humanité, pensait-il, l’Humanité périrait dans le froid, la vérole et la torpeur, ou alors vaincrait-elle, elle fracasserait les portes de Lanvil, enrichie des routes tracées par les explorateurs modernes. Car il en était un, d’explorateur, même dans l’état auquel il était réduit.

Il voyait en Lanvil le bout du chemin, le dernier espace libre, la continuité vierge de toute impureté, loin de toute déchéance, où il serait possible de reconstruire l’Homme et repartir de zéro, réparer les erreurs, bâtir un nouveau monde.

— Je lui parlerai de la vie, à ce gardien, et du bonheur des jours qui s’écoulent, de la lenteur épuisante de la rosée qui s’évapore, au petit matin, entre les herbes vertes des Alpilles. Je lui dirai que ce monde-là est beau et que la joie de vivre sous ces latitudes le touchera autant qu’elle m’a émue, s’il nous ouvre ses portes.

Mais Joge-O ne l’écoutait pas. Il regardait avec un sentiment étrange – une nostalgie ou une mélancolie qu’il éprouvait pour la première fois – la vague empoisonnée qui déferlait et heurtait le rebord de la cuve. Il aurait bien voulu leur tendre la main, aux morts sous les eaux, les cueillir, les attraper un par un, les sauver de ce bouillon salin, mais le Docteur le lui avait interdit, au tout début, lorsqu’il avait pris place dans le caisson déjà plein de corps : « ne touchez pas à ce qu’il y a au-dehors, vous devez rester purs. Â» Joge-O ne comprenait plus le sens de cette phrase.

— Tu sais qu’ils me ressemblent ?

— Qui donc ?

Joge-O s’attachait aux visages aplatis par la couverture de l’océan, dont les cheveux défrisaient lentement dans la poisse des chairs décomposées et dont le nez évasé avait été becté par un poisson de surface, les oreilles aussi. Les lèvres, elles, avaient fondu.

— Ils me ressemblent tous.

— Ça ne va pas mieux, hein.

Malgré sa ruine, le Docteur se souciait de son fils aîné, comme il aimait l’appeler, avant. Il avait toujours ce regard bienveillant par instant, qui s’effaçait parfois rattrapé par la réalité. Mais il l’aimait d’amour, sa progéniture, d’un amour vrai, paternel et condescendant. Il l’appelait son fils pour lui donner le caractère d’un individu, et il lui avait fait la promesse, lorsqu’ils arriveraient à Lanvil, de le libérer de tout fer, de tout lien. Il devait d’abord achever son éducation ; il aurait voulu le prendre dans ses bras, mais la situation lui échappait.

— Tu es unique, Joge-O.

— C’est un mensonge, rétorqua-t-il.

Joge-O le dévisagea de ses yeux noirs, d’un noir si puissant que le Docteur Ignace détourna son visage, gêné par la candeur artificielle qui se reflétait à leur surface. La voix du scientifique se teinta d’une peur inconfortable qu’il tenait cachée au fond de sa gorge sombre et fragile.

— Je veux dire : je t’ai créé unique. À Lanvil, ils seront des milliers à conter ton histoire, notre arrivée. On poussera des Yé krik ! On répondra Yé krak ! C’est comme ça que se transmettent les légendes, là-bas, de l’autre côté. La nuit, au pied de gigantesques feux, celui qui raconte réveille la cour d’un grand cri : Yé mistikrik ! Et si la cour ne dort pas, elle reprend : Yé mistikrak ! Tu verras. Je t’apprendrai, comme toujours. Je suis là pour ça.

— Tu ne m’as rien appris !

Joge-O se jeta sur lui. Il écartela de toutes ses forces les courroies qui ligotaient le scientifique. Elles cisaillaient son corps depuis plusieurs nuits. Sous la violence du geste, elles décharnèrent son torse et malmenèrent d’autant plus l’esquif.

Joge-O rattacha la voile. Il la coinça dans les câbles qui garrottaient le Docteur. Il serra sa poigne de rage, une rage meurtrière qui aurait tué le Docteur bien plus tôt qu’il n’aurait fallu. Plusieurs secondes, il haït son créateur, autoproclamé père et maître du bateau. Il le haït pour son savoir, parce qu’il tenait des rênes intangibles, parce qu’il les gardait acquises, comme un instrument de contrôle sur le corps de Joge-O. Le fils aurait voulu achever son marionnettiste, mais ce dernier était le seul à pouvoir le mener hors du dégout des flots, hors du cercueil qui leur servait de radeau. Sous la pression du vent d’Est contre la voile de fortune, la cuve fendit l’écume sirupeuse et retrouva son cap. Le Docteur Ignace suffoquait.

— Je t’ai donné toutes les clés…

— Pas toi. Ce sont mes frères qui m’ont appris à voir, à écouter, à ressentir…

— Et qui leur a enseigné tout ça ?

Joge-O considéra avec dégoût la jambe arrachée du Docteur Ignace, puis la lame dont il s’était servi pour la découper, et qu’il avait jetées à fond de cuve, le corps secoué par les premiers haut-le-cœur. Le moignon, comme le tranchant, suintait encore de nanobêtes sérosanguines qui s’écroulaient sur elles-mêmes au fur et à mesure qu’elles se reproduisaient et débordaient de leur propre organisme. Elles envahissaient la périphérie de leur espace vital et empoissaient d’une existence fausse chaque recoin inanimé de l’embarcation.

Les nanobêtes courraient le long de l’armature de verre, elles aussi avides d’endroits immaculés de leur souillure. Elles pullulaient de manière intelligente, construisant des ponts et des architectures éphémères. Elles s’assemblaient en un magma grouillant, et pourtant ordonné, jusqu’à ce que, d’une trop forte concentration, rayonne un éclat vif et irisé, lequel se répandait toujours plus, comme une huile connectée, emplie d’informations, de caractères et de valeurs.

La cuve se remplissait de ce sang aux couleurs insolites tandis que Joge-O compressait de son propre poids le corps du docteur. Il garda longtemps son œil vengeur et colérique fiché dans celui de son créateur qui, plein d’incompréhension, crucifié à la proue, sanglé par les câbles de nutrition du vieux caisson, souffrait de maintenir la voile plein Ouest, droit vers les connecteurs que ses puces géosensorielles traçaient comme un aimant, droit vers Lanvil et la délivrance.

Les yeux du Docteur Ignace se révulsèrent sous la douleur, mais il ne cria pas. Il gémit d’une plainte longue et sourde que reprirent en cœur les cadavres qui grognaient sous les vagues. Le vent s’intensifia, lui déroba son souffle, et Joge-O, qu’aucune émotion ne traversait plus, ne le réanima qu’après lui avoir détaché la main droite. Le Docteur pleurait.

— Tu parviendras à me manger tout entier…

— Je sais.

— Je t’ai tout donné, Joge-O, la vie, la conscience d’être-là, la vision de l’à-venir, la valeur de l’expérience. Chaque morceau qui te constitue a été modelé, compacté, connecté dans la matrice de ce caisson, grâce à moi, mes idées, mes recherches, mes projets. Et tu me manges ? Tu manges la main qui t’a nourri tant de jours ?

— Je ne voulais pas manger les autres.

Joge-O croqua dans la chair. Il arracha les ongles à coups de dents, décrocha les cartilages, répandant sous sa langue et derrière ses gencives, jusqu’au bord de sa glotte, la chaleur pervertie qui courrait dans le membre du docteur.

Il y avait là des souvenirs tactiles, des touchers particuliers, des gestes et des manières. Il y avait des directions, des tremblements, il y avait des odeurs et des formes, des souvenirs d’environnements, des objets en négatif. La main et ses connecteurs étaient teintés du passé du Docteur Ignace, toute l’histoire d’une vie active, et Joge-O s’en saturait autant qu’il s’en répugnait.

Il s’était dressé contre la main qui l’avait nourri, non pas pour la détruire, mais pour s’en nourrir d’autant plus, avaler son muscle, décrypter ses nerfs, assimiler leurs données. Il n’aimait pas ce goût. Il avait détesté celui de ses frères. Il n’aimait pas non plus se voir dans le regard cynique du docteur qui, stupéfait, oscillait entre incompréhension, rire moqueur et insultes.

Son fils était un sauvage, un cannibale, quand bien même il apprenait le monde. Quand bien même il apprenait vite, Joge-O. Quand bien même il lui permettrait d’entrer dans Lanvil, lui, le fils neuf, l’enfant créé de toutes pièces à l’image du nouveau monde. Son fils était un traitre, un Judas, un Brutus qui le dévorait sans honte, qui lui pompait son humanité pour s’en servir contre lui.

Joge-O recracha un métacarpe avec mépris. L’os tinta contre le verre de la cuve.

— Tu m’as forcé. Tu m’as forcé à manger Joge-I et Joge-β. Puis Joge-Δ, et Joge-θ.

— C’était pour que nous puissions passer les portes, tous les deux. Tu es un cadeau, Joge-O. Un cadeau que je fais au monde pour qu’il puisse enfin se réconcilier. Tu es l’unique sésame du futur d’une Humanité apaisée.

— Je ne suis pas unique. Regarde celui-là, qui flotte entre deux eaux, les dents rongées et le nez vide. Il a le même visage que moi. Tu sais que ce qu’il me dit ? Tu sais ce qu’ils hurlent, tous ?

De colère, Joge-O lui écharpa la joue. Il en arracha la chair et la becta avec, pour tout verdict, de lentes et insensibles déglutitions.

L’Océan se gonfla et s’ouvrit en deux, aussi large que la gueule d’un monstre marin aux couronnes de dents avariées. Les morts s’envolèrent, portés par la gronde des flots, et retombèrent aux alentours dans des gerbes de mousse. Des dizaines de mains émaciées agrippèrent la cuve de clonage. Plusieurs cadavres en gravirent les parois, s’affalèrent entre Joge-O et le docteur et les haranguèrent avec hargne, les langues pendantes à travers les joues creuses, les bras balancés à tout va dans un cahot de muscles rincés et blanchis.

Pourtant, ils ne parlaient qu’à Joge-O, qui se jeta à fond de cale. Ils ne hurlaient que pour lui, pendant que le docteur crevait, tétanisé de douleur dans les soubresauts du caisson, étranger à l’illusion qui berçait Joge-O. Ils étaient pourtant penchés sur lui, comme les mille visages de la mort, les doigts décharnés recourbés comme des faux, les mâchoires béantes et baveuses, les orbites vides et accusatrices. Le docteur ne les voyait pas, Joge-O perdait la tête.

Les cadavres mugissaient, invectivaient, gloussaient et se fendaient de questions. « Es-tu pur, Joge-O, es-tu humble ? Es-tu des nôtres, d’où viens-tu ? D’où viens-tu, comme ça, Joge-O ? Quelle famille, quel côté ? Quel sang inonde tes veines ? Â»

Ils croulèrent sur eux-mêmes, se brisèrent comme des vagues, rampèrent contre le corps de Joge-O qui fuyait comme une bête coincée dans sa tanière. « Ton nez n’est pas droit, ni plat. Ta peau n’est pas ferme, ni calleuse. Tes cheveux sont un chaos, un volcan. Il y a de la colère en toi, comprimée dans un trou béant d’ignorance. Â» Leurs voix redoublèrent d’animosité. Ils meuglèrent de jugement et d’âpreté, de mauvaise langue et de vomissures, rancuniers et défaits. Joge-O fondit en larmes illuminées de terreur.

L’un d’entre eux, plus froid que les autres, se colla dans son cou, embrassant son oreille, inondant ses maigres vêtements. C’était une femme, mais son visage était identique à celui de Joge-O. Cette vision le glaça. Un instant, dans leurs yeux vitrifiés par le soleil, entre leurs lèvres asséchées par le sel, entre leurs doigts étirés par l’émotion, dansèrent le même espoir, la même passion, la même envie : se reconnaître enfin et s’aimer encore, pour leurs traits, leurs couleurs et leurs gestes que l’océan dissimulait au reste du monde.

« Ton sang est humble, susurra-t-elle. Je vois sa nuance, celle que tu caches au fond de toi. Tout ce que tu émanes est bien plus douloureux que ce que nous transportons. Toi, le vivant, tu es sans terre, sans ancre, sans entraves. Tu es digne de toi-même, tu n’es pas comme nous. À l’arrivée, tu choisiras… Â»

Elle eut l’air triste – sans doute elle l’était vraiment – surtout au creux de ses joues, sous les paupières, derrière la mâchoire, là où la mélancolie affaisse les rides et les idéaux. Cela le glaça d’effroi. Joge-O la repoussa vivement. Elle retomba à l’eau comme une sirène de bois d’ébène ou de bois flotté, une oubliée des plages et des mangroves que Joge-O ne connaissait pas encore. Avec elle, glissa le reste des corps. Ils basculèrent en fleurs dans les remous, calmant les vagues et les passions, reprenant leur lente danse sous-marine.

Des heures durant, les morts chantèrent encore. Joge-O écouta leur litanie, ingéra leur fièvre, puis les ignora. Il retourna au Docteur Ignace. Il s’acharna à coups de dents sur son corps, à grands coups de lame entre ses membres, à contrecoups de salves d’informations, de tutoriels arythmiques, de percées névralgiques qui le pétrifiaient chaque fois que ses synapses arrivaient à saturation.

Il persistait pourtant et se remémorait la morte qui avait manqué de l’emporter par-dessus bord. Il se souvenait de l’angoisse qui s’était emparée de lui lorsqu’il avait plongé les yeux dans son regard vide de larmes, l’angoisse d’être rejeté à tout jamais. Il ne voulait pas de ça.

Il lui fallait remplir ses neurones vierges d’émotions, connecter ses axones aveugles de sensations, ravaler le monde ancien, tuer le père et se forger lui-même. Il lui fallait, à Joge-O, toute la ténacité de son esprit, l’endurance et l’obstination, pour croquer dans les interdits de son créateur, les ôter un à un et les reconstruire, alors que le docteur n’en finissait pas de mourir. Il lui fallut vaincre, et dépasser les sécurités de sa propre constitution pour voir, au final, sur le visage du Docteur Ignace, l’once d’une reconnaissance qu’il n’estimait plus. Joge-O se pencha sur lui. Le soleil était bas. Le ciel rougissait d’apaisement.

— Je sais les couleurs nauséeuses des nuages de poussière que tu draines derrière toi. Il n’y a rien dans ton cœur. Il n’y a rien d’autre qu’une peine immense, celle de ne pas te suffire, et l’immonde ignorance de la valeur de l’autre. Je ne suis pas là pour toi. Je ne suis pas ton sésame. J’existe pour moi-même, j’existe seulement pour moi.

La lèvre du docteur tremblait, blanche d’épuisement. Il luttait pour vivre encore, une journée de plus. Il crut voir un oiseau voler loin au-dessus des eaux, mais l’image se déroba dans le coin de sa vision.

— Est-ce lui ? demanda-t-il. Est-ce le gardien ?

Le clone ne répondit pas. Il lava son visage dans le sang qui roulait en vaguelettes au fond de la cuve. Il regarda les nuages qui approchaient dans le lointain et pensa à ses frères. Le regret de s’en être nourri s’était estompé. Le Docteur Ignace le trouva soudainement beau, droit et fier – entier. Il sourit.

— Tu existes, Joge-O…

— Je veux être plus que ça. Quand je te regarde, je m’aperçois que nous ne pouvons nous compléter l’un l’autre. Je veux rêver mes propres idéaux et bâtir ma réalité. J’ai déjà vu mille étoiles, depuis mon premier jour. Et je verrai sûrement mille autres merveilles. Mais tu ne m’apprendras rien de plus, car je vivrai à ta place.

Yé krik. Le Docteur Ignace mourut dans les vagues froides de l’océan, sans voir Lanvil ni son gardien, vidé de son cyborganisme, répudié par la vie.

Yé krak !

On dit que les portes de Lanvil sont des crocs dressés contre le reste du monde, quatre tours recrachées des fonds marins. On dit qu’elles sont frappées par le soleil levant, creusées par les assauts de l’écume acide, émaillées par la brume du désert que l’on sait au-delà des flots. On dit que tous les éléments pourraient se briser contre elles dans l’espoir de les réduire en poussière, ils n’y parviendraient pas. Est-ce que la cour dort ?

Non, la cour ne dort pas !

On dit qu’au-delà des portes de Lanvil s’étend le pays de nos désirs, aux couleurs de ce que l’on tient secret, au fond de nous. On dit que celui qui passe les portes atteint la félicité, la liberté, le bonheur éternel. Ce qu’on ne dit jamais, et Joge-O le sut dès lors qu’il les vît, les portes, c’est que leur territoire n’a pas de gardien, car nous sommes nos propres gardiens. Les morts le lui avaient dit. On dit que Joge-O arriva par une nuit comme celle-ci, dans une coquille de verre portée par quatre trépassés, quatre frères, qui flottaient sur les lames de l’Atlantique. On dit qu’il entra dans Lanvil. Yé mistikrik !

Yé mistikrak !

Michael Roch is a science fiction writer and scriptwriter born in 1987 in France. He is also the creator and director of the literature channel, La Brigade du Livre, on Youtube. He is part of the video creation label Pandora. Since 2015, he has conducted several creative writing workshops on the theme of Afrofuturism – a literary movement developing afrocentred counter-dystopias – in prison and university environment. His latest novel, The Yellow Book, at the crossroads of Lovecraftian influences and the Astroblackness movement, is published by MU Editions (2019). He now lives in Martinique (East Caribbean).