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TRF 10°-1 Khayal Le comble des souhaits – de Makan Fofana

« Voilà plutôt un amas de rêves ! Ou bien Il l’a inventé. Ou, c’est plutôt un poète. » Sourate, Les prophètes, verset cinq.

Le gardien du Barzakh

Sinsin s’évada pour un ride de nuit. Les feux rouges devenaient lucioles. Le silence du temps exaltait la vie. Il observait les ombres d’inconnus traverser les appartements et les maisons, se demandant ce qu’ils pouvaient bien y faire de particulier. Sur le rétroviseur se reflétaient ses pupilles noires, son dégradé américain, ses contours de cheveux frais et quelques dents en argent. Il sortait de chez le barber.

            Sinsin prit un chemin plus long que d’habitude pour continuer à réfléchir à la tournure que devait prendre son existence. Il ne se sentait pas très bien à l’idée de rester enfermé au quartier toute sa vie. Il alluma la radio, pris dans l’atmosphère d’une musique de rap. Le style du son était fringant, les beats faisaient le taf en propulsant le rythme de son cœur dans un flot continue et sans fin. Un esprit printanier recouvrait les basses. C’était du lourd. Emballé par la sonorité, il prit de la vitesse.

            Il adorait conduire seul la nuit. Pour lui, tout commençait toujours la nuit, dans une atmosphère cosmogonique. L’obscurité donnait au temps qui passe une texture irréelle qui différait de ce qu’il percevait habituellement. Comme s’il était à l’intérieur du regard vert et bleu d’une queue de paon, possédant une dizaine de photopigments pour chaque œil, alors que l’être humain n’en possède que trois.

            Alors qu’il traversait le quartier du Bois de l’Etang, il remarqua près d’une grande tour jonchant sur le sol, un bout de carton brillant. Les grands bâtiments étaient superbement éclairés par la lune et les lampadaires. Le quartier était désert. Il gara la voiture. Il jeta un coup d’œil autour de lui. Il craignait qu’en son absence, quelqu’un ne la raya. Il s’approcha lentement et ramassa le prospectus doré :

            « Quels que soient vos problèmes, le marabout africain Diallo saura vous aider. Le diagnostic est entièrement gratuit, donc n’hésitez plus à le consulter ! Le désir d’aider les autres a poussé le marabout voyant Sissoko à exercer ce métier passionnant. Doué d’une extrême empathie, il a toujours aimé accompagner les autres à avancer dans leurs projets. »

            Surpris, Sinsin, regardait à gauche et à droite comme s’il craignait une attaque surprise. Lorsqu’il prit conscience de la démesure de sa réaction, il jeta le magnifique bout de papier. C’était sans aucun doute celui d’un charlatan, d’origine du Mali, comme lui. Il ne connaissait rien à la science des marabouts et pourtant il pensait déjà en savoir suffisamment. Alors qu’il rebroussait chemin, un nouveau prospectus se déposa sur sa route, qu’il déclina de considérer. Ce sont des forceurs, ces gens-là. »  Mais il y en avait un autre plus loin qui continuait la suite du message :

            « Les résultats ne se font pas attendre ! Par ailleurs, tout acte a lieu dans la plus grande discrétion dans son magnifique appartement parisien, pour que vous ne soyez jamais incommodé(e). »

            Un hibou hulula et cligna des yeux. Surpris, Sinsin regarda en direction de sa voiture. Il s’en était éloigné sans s’en rendre compte. Elle était toujours comme neuve.

            « Wesh, encore un prospectus. »

            Cette fois il avait la taille d’une lettre, beaucoup plus long et indiquait :

            « Monsieur Sinsin Traoré,

            Lisez-moi jusqu’au bout et ne me jetez pas sur le bitume ou nous vous jetterons un sort de zozotement. Vous zozoterez pour l’éternité, même lors d’un entretien d’embauche. Vous souhaitez séduire l’homme ou la femme de votre vie ? Ou encore mieux, vous souhaitez sortir du quartier et devenir riche ? Vous pouvez agir avant qu’il ne soit trop tard, en faisant appel aux pouvoirs du marabout Sissoko et traiter vos problèmes à la source.

            PS : Les résultats dépendent de la force magique des individus.

            « Oh, ! Le message m’est adressé. »

            Pris par la curiosité, il continua de ramasser les feuilles dorées. Elles le conduisirent près du bois. C’est alors qu’il vit un homme étrange habillé à la mode persane, avec une cape verte de brocart, il avait une petite tête ronde et un gros turban sur le crâne, assis à l’envers sur un âne.

            Il parlait avec lui-même ou semblait réaliser des calculs avec ses doigts. L’homme descendit de son âne et se mit à jouer de la kora et à danser. La pleine lune éclairait son concert.

            « C’est moi le chamelier Boubou, le plus grand korateur du monde debout. Personne ne m’arrive à la cheville, mon âne pourra vous le confirmer debout. »

            « Que cherchez-vous ? »  Demanda Sinsin.

            « Et toi que cherches-tu ? » répondit-il. « Ce papier m’appartient. » 

            « Quel papier ? Ah celui-là ! C’est toi le marabout qui promet monts et merveilles ? »

            Boubou se mit à rire.

            « C’est un ticket pour un monde doré et je promets réellement monts et merveilles pour ceux qui savent imaginer. »

            « Les marabouts sont des charlatans. »

            « Je ne te le fais pas dire. C’est justement car ils sont tous comme toi. Vous avez perdu le sens des merveilles. »

            « Je ne vends pas de rêves aux autres. » 

            « Parce que tu ne le peux pas, non parce que tu ne le veux pas. »

            Sinsin réalisa la pertinence du propos et se tu. Voyant cela, Boubou reprit la parole.

            « Viens avec moi… Dans un monde où l’on t’enseignera la magie des marabouts. »

            « Quoi ?! Je veux des mapessa, pas chanter, danser, et vendre du rêve. »

            « Ben j’en ai plein des mapessa ! Euh c’est quoi en fait ? » demanda Boubou.

            « Je veux devenir riche et quitter ce quartier. »

            « Je peux t’aider, suis-moi. »

            « Où allons-nous ? » 

            « Je suis le gardien du Barzakh, j’aide les sâliks à atteindre sainement le royaume de l’inspiration. »

            Sinsin se mit à rire.

            « Mais quel est le rapport avec moi ? »

            « Le Barzakh est la limite entre ton monde et un autre. Mais je n’ai pas le droit de le nommer car si je te le dévoile, tu seras obligé de me suivre. »

            Sinsin observa sa musculature et sourit intérieurement : qu’est-ce que cet homme va pouvoir me faire ?

            Après quelques secondes de réflexion, il accepta de suivre le vieux fou. Boubou se retourna, remonta son vêtement et montra son derrière à Sinsin. Un texte en arabe était tatoué sur le bas de son dos. Sinsin regarda attentivement puis finir par se prononcer :

            « Je ne lis pas l’arabe. »

            Faussement désolé Boubou s’excusa, se rhabilla et montra son dos à nouveau.

            Sinsin regardait et ouvrait ses grands yeux de Khassonké. Cette fois c’était écrit en français : K.H.Y.L. »

            « K.H.Y.L. ? Je ne comprends toujours pas. »

            « C’est Khayal ! »  Cria Boubou.

            « Jamais entendu parlé. »

            « Mais t’es bête ou quoi ? Je viens de t’expliquer la raison. » dit Boubou en regardant son âne.

            Sinsin pris d’amusement, observait la scène.

            « Oui c’est à toi que je parle. » dit Boubou, en continuant à gueuler sur son âne. « Oui à toi Sinsin. »

            Pris d’étonnement, son sourire se renfrogna.

            « Je ne sais pas pour quelle raison, ce monde t’a été dévoilé. Je suis venu te chercher, ne me casse pas la tête, ma barbe n’apprécie pas tellement…Nous irons voir, Karamoko L’enfant, s’il accepte de te recevoir. C’est le plus grand marabout que Khayal ait pu connaître. S’il n’accepte pas de te rencontrer je ne donne pas cher de ta peau. C’est tout. »

            Sinsin eut une pensée pour son papa éboueur et malade depuis si longtemps. Mon père a besoin d’aide, se dit-il, peut-être est-ce l’occasion. Et il accepta de suivre l’homme et son âne.

            Boubou prit la tête du cortège.

            « C’est par là. Allez Falasifa on y va ! » mais l’âne partit de l’autre côté.

            « Mais non pas par là ! »

            Falasifa fulminait parce qu’il connaissait la bonne direction et surtout son ami. Il fallait toujours faire l’opposé de ce que Boubou demandait, car il voyait le monde à l’envers, si on peut le dire ainsi.

            « Il faut suivre ce palmier à trois soleils. » reprit Boubou. Et il pointa son doigt vers la direction.

            Ils se mirent en route. Sinsin observait le palmier. Il n’avait jamais rien vu de tel. Boubou prononça des paroles incompréhensibles et un gigantesque objet apparut dans le bois. Le quartier paisible semblait dormir comme envouté par la magie de l’âne.

            « Mais c’est la Ka’ba ! » dit Sinsin.

            « Non, la Ka’ba c’est celle que vous connaissez sur terre. Mais celle-ci vient d’un autre monde, c’est l’Hyperka’ba. »

            C’était un cube géant qui ne cessait de se métamorphoser et de prendre des formes complexes. Il était drapé d’un tissu de bogolan sur lequel étaient tracées des signes dans une calligraphie arabo-japonaise.

            « Viens vite avant que quelqu’un ne nous voie. »

            Ils entrèrent dans l’hyperka’ba. Au fur et à mesure qu’ils avancèrent, une fresque, parfois invisible, parfois colorée se laissait admirer. Elle était translucide de l’intérieur et parfois d’un bleu insondable. En marchant à la suite des deux compères, l’espace semblait se dilater dans un tourbillon. Sur chaque mur, des écritures cunéiformes semblaient se frayer un sentier vers une histoire merveilleuse. C’est alors qu’ils furent soudainement emportés par un trou rose ouvert dans le plafond de l’hypercube. Alors qu’ils tombaient en montant, ils pénétrèrent un fond marin. Un cachalot géant essaya de parler avec Sinsin.

            « Ne suis pas ce fou, ne suis pas Boubou… »

            Quel merveilleux chant, pensa Sinsin, ne comprenant rien.

            Ils rencontrèrent la lune mais elle n’avait pas de cratères, et un nuage en train de se reposer dans une chambre. Lorsqu’ils retombèrent sur leurs jambes, deux statues géantes aux visages sinistres encapuchonnés de bronze et aux ailes recouvrant l’horizon se mirent à émettre un effroyable bruit, comme un tremblement. Un sentiment de terreur imprégnait l’atmosphère et le cœur de Sinsin. Avec stupéfaction les statues se mirent à parler et à barrer la route de leurs grandes ailes.

            « Nakir et Munkir, laissez-nous passer bande d’abrutis. » dit Boubou.

            « Qui avance avec toi ? » demanda Nakir.

            « Les êtres humains ne sont pas autorisés à pénétrer dans le royaume du très miséricordieux. » dit Munkir.

            Boubou montra le prospectus doré :

            « Pourquoi le monde des marabouts est-il si caché et si hiérarchisé ? Tous les êtres humains devraient y avoir accès. »

            Un silence se fit.

            « Uniquement pour le premier ciel. »  Répondit Munkir.

            « Très bien on y va. » dit Boubou

            Nakir prit la parole :

            « Abou al Qâsim est le dernier être humain à être passé par là. »

            « Oui et alors ? » répondit Boubou.

            « Et alors nous nous assurerons que Sinsin n’en sorte pas vivant. »

            L’esprit de l’ange Munkir sortit de la grande masse de pierre. Il se dirigeait à toute vitesse vers Sinsin. Boubou observait la scène avec un grand étonnement, lorsque l’esprit de l’ange frappa avec force en direction de Sinsin. Il s’effondra sur le sol, ayant ressenti une douleur effrayante. Il cria :

            « Boubou ! Boubou ! Je ne vois plus rien. Je ne vois plus. »

            « Que lui avez-vous fait ? » demanda Boubou.

            « Nous lui avons fermé les yeux. Entrez. »

            Sinsin regrettait déjà son choix. La peur auscultait ses os comme un marteau-piqueur. Ses jambes tremblaient de terreur à l’idée d’affronter l’inconnu sans aucune possibilité de voir ou encore de se défendre. Boubou aida Sinsin à se relever.

            Ils quittèrent vite le Barzakh et ses monstrueux gardiens pour rentrer dans Khayal…

#

« Ça va Sinsin ? »  S’inquiéta Boubou.

            « Oui, je ne me suis jamais senti aussi bien, bizarrement. Je ne vois pas mais je ressens avec mes émotions les merveilles du village. »

            Une atmosphère agréable régnait sur Khayal.

            « De la barbe à papa. » sentit Sinsin.

            « Oui c’est bien ça, mais je vais te rendre la vue. Tu vois dans les films de gangster, on bande toujours les yeux du protagoniste avant d’arriver dans le repère des grands méchants loups. Eh bien là, c’était le même procédé.”

            Boubou plongea une main dans le vaste désert de sable rose. Il cracha sur son autre main, et il en fit une de la boue. Il déposa l’extrait sur les yeux de Sinsin.

            « Boubou, ne me dit pas que tu vas mettre de ton eau de bouche sur mon visage ? dit Sinsin.

            Boubou éclata de rire.

            « Ah ouais, c’est comme ça, tu veux rester aveugle alors. »

            Sinsin s’excusa rapidement. Boubou oignit de la boue de sable rose sur son visage et il recouvra la vue. 

            « Allons à la fête foraine. » dit Boubou.

            Khayal étendait ses magnifiques atours. Au loin, une mosquée géante trônait dans le ciel. Sinsin s’accrochait tendrement à l’âne de Boubou, Falasifa. Il entendit les bruits d’un parc d’attraction. Khayal était un lieu extraordinaire, un cabinet de curiosités grandeur nature dans lequel se juxtaposaient des attractions à sensation, divertissement et enseignement.

            « Est-ce que tu as un poème ? » demanda Boubou à Sinsin.

            Cette question lui parut inattendue. Il n’avait jamais rien écrit, si ce n’est pour une dictée de français. Pourquoi écrirait-il une poésie maintenant ? Le cœur de Sinsin se mit à bondir et un vers de poésie traversa son esprit. Mais, il n’osa pas raconter cet événement à Boubou.

            « Non désolé. »

            « Pas grave, je paierais en cauris. C’est Qarazwayn, le gouverneur de Khayal qui a imposé cette nouvelle règle. On peut payer l’entrée en poésie ou en cauris. »

            « Pourquoi je n’entends pas de voix d’adulte ? » demanda Sinsin.

            « Car il n’y en n’a pas. »

            « Mais Nakir et Munkir avaient dit que le dernier être humain passé par là était Abou al Qasim. Et qui est cet Abou al Qasim ? »

            « Oui c’est vrai, mais quand il avait sept ans. Abou al Qasim, c’est le nom du prophète. Et puis il n’y a pas que des êtres humains ici. »

            « La Gazette de Khayal : un cauris en sucre !! » interpella un jeune garçon.

            La foire était un lieu rempli de rires et d’amusements. L’air chaud et frais du crépuscule emportait des grappes d’enfants absorbés par les odeurs et les couleurs. La foire bourdonnait d’excitation, les enfants couraient, jouaient partout et sautaient sur des trampolines et des toboggans.

            La grande roue tournoyait au-dessus de la fête foraine, d’où chacun pouvait voir toutes les attractions étalées en dessous. Un télescope géant permettait de scruter le ciel et de voir des galaxies en train de naître et d’autres en train de se diriger vers le repos éternel. Le Palais du rire et du sable glace avait été construit juste pour la foire de cette année. À l’intérieur, un enfant avait la possibilité d’emprunter un toboggan de sable qui descendait directement d’un côté du bâtiment à l’autre – et remontait ensuite ! Un autre descendait et remontait, incurvé de sorte que vous vous retrouviez face à vous-même en sortant !

            La pirogue ancestrale passait devant des cases hantées, mais seulement si vous étiez assez courageux pour montrer aux ancêtres qui voulaient vous faire peur que vous étiez digne de passer l’initiation ! Il y avait des cases de bonbons partout, vendant tout, des pommes au caramel à la barbe à papa. Des flippers et des loteries où les tickets permettaient de gagner des animaux en peluche ! Ils passèrent devant une machine à sous, mais c’étaient des cauris à l’intérieur. Un arracheur de dents se promenait en proposant des élixirs, des baumes et des onguents dont il était le seul à savoir qu’ils rendraient vos caries plus agréables à vivre.

            « Karamoko L’enfant adore la boulangerie, suivons l’odeur de pain et nous retrouverons son école coranique. » dit Boubou.

            « Eh toi, le vieux ! Tu veux que je te tire les cartes ? »  Dit une petite fille.

            « Moi ? »  Répondit Sinsin vexé. « Je ne suis pas vieux et non merci. »

            Elle tira la langue et repartit. D’autres enfants vendaient, calculaient, inventaient des machines loufoques. La foire était également un laboratoire.

            Observant le cœur émerveillé de Sinsin, Boubou dit :

            « Aujourd’hui est un jour spécial, c’est la nuit du destin, laylatu al qadr. A part ça, à Khayal la vie c’est tous les jours comme ça. Un être vivant qui n’a pas assez joué dans son enfance, n’annonce rien de bon pour le futur de votre monde ni pour Alamayn. »

            « Qu’est-ce que la nuit du destin ? » répondit Sinsin ? « Et Alamayn ? »

            « C’est le jour où le Livre de la sagesse est descendu sur Abou al Qasim et Alamayn c’est le nom de notre univers. »

            A chaque fois qu’ils passaient devant un stand, un enfant apostrophait Sinsin, car il savait qu’il y avait de l’argent à se faire avec les adultes.

            « Finalement c’est toi l’attraction. » dit Boubou. « Ils te prennent pour un adulte pragmatique. Tu leur fais penser au gouverneur Qarazwayn. »

            Dans des buvettes, on vendait des glaces, des bonbons, de la manne et de la caille.

            « Eh toi, le vieux, tu veux acheter une Cosmic Dream Machine. Tu pourras avoir beaucoup plus de clients comme ça ? »

            Des enfants physiciens-prestidigitateurs, des chimistes, des ingénieurs-mécaniciens et astronomes couraient les rues de Khayal, transformant les allées du village en véritables écoles d’inventeur fou en tout genre.

            « De l’encre invisible pour vos tablettes ! »  Proposa un autre.

            « Sinsin ce fût un plaisir de faire ta rencontre. Continue la route et tu trouveras à l’entrée de l’école, une sâlik Nurani. Elle va t’accompagner jusqu’auprès de Karamoko. Je ne suis qu’un simple gardien.  Nos chemins se séparent ici au confluent des deux mers. » lui dit Boubou.

            Sinsin embrassa Boubou et Falasifa et s’en alla.

#

L’école coranique était en périphérie du village. C’était un grand cube de sable fleuri. La partie centrale est une coloquinte géante tout proche d’un ocre tombeau, ouvrant sur un soleil de connaissance. Nurani, une sâlik de l’école était posée à l’entrée et jouait à la Game Boy. En fait, elle était en train d’étudier. L’engin avait été détourné pour devenir une tablette. Puis le Nurani, sortit un Tamagotchi afin de vérifier si son petit animal de compagnie électronique allait pour le mieux. Soudain, Sinsin se souvint de son rêve d’enfant : être paléontologue, il adorait les dinosaures. Lorsqu’elle s’aperçut de l’arrivée de l’étrange créature, elle prit la main de Sinsin.

            « Tu es un grand ? » demanda Nurani ?

            « Que faites-vous à l’école ? » demanda Sinsin.

            Nurani prit le temps réfléchir et de compter sur ses doigts :

            « La plus grande partie de la journée nous jouooons, ensuite nous étudioooons les sciences de l’espace… La divinatioooon, la médecine hermétique, l’intelligence artificielle et les sciences foraines pour ceux qui veulent s’assurer un petit revenu ou rester au village. Ensuite nous jouons encore… »

            Un sâlik était assis à l’ombre d’un manguier entouré de lawh astronomiques en bois, d’encre et d’une tige de mil taillée servant de plume. Des vieux manuscrits se reposaient sur le sol rose. Un groupe de sept enfants fredonnaient en harmonie les versets de la sagesse. Nurani et Sinsin s’approchèrent du manguier.

            « Karamoko ? » demanda Sinsin à l’enfant. L’assemblée se mit à rire et les joues de l’enfant rougirent.

            « C’est moi. » dit une voix rauque qui semblait venir de nulle part.

            « Regardes en haut. »

            Karamoko Cissé L’enfant, n’en n’était pas un. Ses yeux viraient au bleu et trois intenses scarificationstraversaient sa joue chatoyante. Il portait une tenue de chasseur traditionnel malien. Il descendit à une vitesse vertigineuse tel un jaguar.

            « Wahhh ! » crièrent les enfants.

Art by Sunny Efemena

            Ah wai, il est chaud le daron se dit Sinsin intérieurement.

            « Karamoko Cissé, on veut aller à la fête, dirent les enfants.

            « Oui, bientôt les enfants, mais avant il faut terminer la psalmodie. »

            Et les enfants continuèrent à chanter.

            « Sinsin, je t’ai appelé par-delà le quartier afin que tu vois comme ton cœur est grand. Je vais t’initier à un monde en train de disparaître de la mémoire des êtres vivants, des plantes, des pierres. » dit Karamoko.

            « Je rêve de quitter le quartier et devenir riche. J’aurais le respect de tout le monde, de mes amis, de la société et surtout je pourrais aider mon père. J’en ai marre qu’il ramasse les poubelles. »

            Un souvenir traversa l’esprit de Sinsin.  Plus jeune, il travaillait avec son père dans une société de propreté. Papa Brochette comme on l’appelait, car le week-end il vendait des brochettes de bœuf et de poulet.

            Fervent respectueux de la tradition, il ingurgitait régulièrement la bouche grande ouverte des Goro. Conscient des difficultés de son fils et espérant lui apporter soin par les douces paroles de la tradition, Papa Brochette profitait des pauses nocturnes du service pour chanter les histoires du Mali impérial.

            Tout proche de son imposant camion d’éboueur aux odeurs taciturnes, assis ensemble comme dans une Oasis de Thèbes, Papa Brochette racontait les histoires fabuleuses des anciens royaumes d’Afrique dont seuls les fils enchanteurs des coras détenaient encore les souvenirs.

            Tout le reste du monde oublia ses histoires, perdues à jamais entre les grains de sable et les plissures des feuilles. Il palabrait sur les arbres à coco qui poussaient la nuit dans la cour des reines, des prophéties qui devaient encore s’accomplir avant la fin des temps, ou encore des grandes batailles entre les différents Bougous. Sorcière, marabout, griot, paysan, chacun jouait pleinement de la magie ancestrale pour acquérir les fétiches et les esprits de la nature les plus forts.

            « Sinsin ! Ce soir, je vais te raconter mille histoires, mais une seule fois, alors écoute bien. » Ce moment était un bol d’air, car s’il ne maîtrisait pas parfaitement la langue de son papa, ces paroles l’emmenaient très loin, dans une profonde méditation, loin du travail, hors du quartier… 

            « Je comprends. » Répondit Karamoko, lisant la tristesse et l’espoir dans les yeux de Sinin. « Mais tu dois apprendre à rêver par toi-même, à te détacher de certaines choses le temps de l’apprentissage. Et je suis sûre que tu atteindras ce que tu souhaites tout en rendant ton père très heureux, et honorant son héritage. »

            « Je me sens fragile… Je suis fragile… »

            « L’univers existe parce qu’il est fragile. Les fragiles sont les êtres les plus doux et les plus grands créateurs. Parmi les quatre-vingt-dix-neuf noms divins, il y a Al latif, le fragile. »

            « L’univers est en toi mais tu l’as oublié… » reprit-il en dessinant sur le sable églantine…

            Karamoko garda un instant de silence.

            « Tu perçois le monde uniquement avec l’œil des sens et non avec l’œil de l’imagination. »

            « Et qu’est-ce que ça change ? »

            « C’est avec de l’imagination que tu fabriqueras tes rêves. Et c’est avec du sable que tu aideras les tiens à fabriquer les leurs. »

            « Karamoko, amenez-le au Jahannam, le jardin des feux arlequin. » proposa un enfant.

            « Ensuite on pourra aller à la fête. » dit un autre. Et tous crièrent de joie.

            Sinsin voulut prendre ses jambes à son cou. Boubou avait raison, il allait finir dans le feu, n’ayant pas réussi à convaincre Karamoko de lui enseigner la magie des marabouts. Les enfants l’entouraient et l’empêchaient de prendre la poudre d’escampette, mais pour aller où ?

            « Te voici au bord du Jahanam, là où les prophètes naissent et meurent avec leurs rêves. Ô enfer es-tu rempli ? » demanda Karamoko.

            Le feu crépitait. Il crépita encore et dit : « Hal min mazid ? Est-ce qu’il y en a encore ? »

            Un éclat explosa, des comètes sortirent du feu filant tout droit vers le ciel. Le feu arlequin parla en esprit à Sinsin :

            « Fais-moi confiance. Jette-toi dans le feu. »

            Une étincelle sortit du feu et entra dans le cœur de Sinsin.

            Le feu continuait à s’embraser et à demander à manger. « Hal min mazid ? »

            Puis, Sinsin eut une révélation, son cœur se mit à parler :

            « Je me sens comme Héraclite à la chicha, posé et solitaire, détaillant calmement des fragments de concepts futuristes, des phrases énigmatiques venues d’ailleurs. De lecteur assidu du livre de la Sagesse, je me métamorphose en démiurge de ma propre sagesse. J’écrirais des comptines pour les grands et les petits apprises dans le ciel poussiéreux. »

            Il pouvait désormais voir Khayal avec les yeux de l’âme.

            Et il se jeta dans la flamboyance du feu…

            Mais celui-ci ne brûlait pas, il était fraîcheur. Il retrouva la pleine conscience et la vue. Et dans les flammes, une voix. Papa Brochette. Le conteur était de visite.

« O Sinsin, fils des deux lumières, au Mali les druides étaient légion. Les marins à la tête orange venaient de loin à la recherche des fabuleuses prairies d’or. Rappelle-toi également que ces cailloux jaunes causèrent la perte du royaume. »

« O Sinsin, au Mali les génies, les démons et les jinns forts sont légion, certaines peuvent même tomber amoureuses de toi. Alors si cela arrive prends garde par ce ciel nocturne ! »

            Les ténèbres de la nuit chantaient, eux aussi en rythme avec la voix des histoires.

« O Sinsin, le brave, Tombouctou est la capitale de la Magie, on raconte que des cantines rouillées sont entreposées dans des greniers de sables et qu’ils détiennent des savoirs incroyables tandis que des caravanes marchandes volent dans les airs de ville en ville. Des pirogues géantes naviguent dans le sable transportant les trouvèrent des Oasis, des grands érudits, des pèlerins et des explorateurs. Sache mon fils, que le savoir n’appartient pas à l’école mais à l’humanité. À Tombouctou, les plantes discutent de leurs savoirs. Malgré tout les dangers sont multiples et nombreux sont ceux qui ont péri en cours de route ou ne sont jamais sortis de Tombouctou vivant. »

« Et toi, mon fils, t’épanouiras-tu ou périras-tu ? »

            Sinsin se réveilla en sursaut, le cœur remplit de joie, les yeux remplis de tristesse et l’âme remplit de force.

            Les enfants crièrent de joie, Sinsin ne comprenait pas :

            « Bienvenue Sinsin, bienvenue ! »

            Il était, désormais, un grand enfant.

            Karamoko l’approcha un rire aux lèvres.

            « As-tu vu ce que tu devais voir, compris ce que tu devais comprendre, appris ce qui était à apprendre ? »

            Sinsin hocha la tête l’air éberlué, toujours perdu dans les contes du passé, ce passé qui était le présent, à travers lui.

            « Je crois, ouais… »

            « Très bien alors ! » Karamoko tapa des mains deux fois et une explosion de sable ensevelit Sinsin.

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La salive collant sur de l’herbe, Sinsin ressuscita dans les bois à quelques mètres de sa voiture. Se levant avec force, il essuya légèrement son visage, l’ombre d’un homme à l’envers sur son âne disparaissant derrière une tour géante.

            « Que s’est-il passé ? Je me suis fait braquer en scred ou quoi ? » dit-il à haute voix. Mais il n’était pas blessé, il ne lui manquait rien, ni son portable, ni sa monnaie, ni ses clés, et sa voiture était toujours comme neuve.

            Sonné, il s’installa dans la bagnole, les narines soudainement assaillies par une odeur de barbe à papa. Il vit une vieille bourse en cuir sur le siège passager, et l’ouvrit. Le rire d’enfants d’une malice précoce apparut dans son esprit, et dans le sac, des cauris et le sable rose et fin de Khayal…

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Sinsin déambulait comme un esprit furtif dans le quartier. Le calme habillait les bâtiments sans histoires. Des pigeons trônaient au-dessus des tours comme des mystérieux rois colombes. Le monde dormait sauf quelques gars qui palabraient dans la nuit bleue. Lentement il s’approcha d’eux.

            « Les gars c’est comment ?»

            « Tu connais, on est là, toujours dans le banks. Et toi ? » répondirent-ils.

            « Ça va, j’ai fait un petit tour de nuit, comme d’habitude. »

            « Tes contours sont carrés, tu t’es coiffé où ? » demanda l’un des garçons.

            Sinsin pensait à autre chose, il était dans les vapes et puis ce n’était même pas vrai. Il n’allait pas si bien, désorienté par la soirée magique qu’il venait de vivre. Pendant la conversation sur la pluie, le beau temps et la chevelure, des souvenirs de Khayal l’assiégeaient. Il décida d’ajourner la conversation et s’en alla avant de revenir sur ses pas.

            Peut-être que si je leur raconte, ils comprendront ?

            « Eh les kheys ?» cria Sinsin.

            « Oui mon gars » répondit l’un.

            Sinsin changea d’avis, se détourna et ne prit pas la peine de répondre. Il disparut dans la forêt des Hlm.

            En rentrant chez lui, au onzième étage d’une tour proche des nuages, il se rappelait le rire des enfants, mais surtout l’épisode du feu. Il eut un léger sourire. L’ouverture de la porte de l’appartement rompit le silence du bâtiment. Il se dirigea vers sa chambre. Couché sur son lit, il observait le plafond. Je vais dormir et demain tout ira mieux.

            Une heure plus tard, il ne dormait toujours pas. Il retira son t-shirt et se lança dans une séance de pompes. Une lumière se déposa sur sa peau bleue. Soudainement, il fut pris d’une torpeur, et tel un fracas de tonnerre frappant son esprit, un poème lui vint :

“Le non-trialisme sera la voie des bienheureux.

La grande chaîne de l’être est la source au chewing gum.

Et la compassion est une nécessité pour guérir.”

            Il se décida finalement à parler à son père lorsqu’il rentrerait.

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Quelques heures plus tard, Papa Brochette était assis dans le salon en train de mâcher un Goro :

            « Sinsin, tu devais m’apprendre à jouer aux jeux vidéo. » dit le père.

            Sinsin eut un sourire, se remémorant sa promesse. Quelque chose le surprenait chez son père. Il n’avait pas l’air si gêné par ses conditions de travail. Au contraire, il dégageait une joie incompréhensible.

            « Oui papa, t’inquiète, bientôt. À quoi voudrais-tu jouer ?»

            « Il n’y aurait pas un jeu de Tiercé ? D’ailleurs j’ai oublié d’aller parier aujourd’hui. » dit -il en souriant.

            Des souvenirs de Khayal tamponnèrent son esprit et lui rappelaient la raison de la discussion.

            « Papa, j’ai vécu quelque chose de bizarre aujourd’hui. Je peux te raconter ? Tu ne me prendras pas pour un fou ? »

            Son père se releva difficilement.

            « Jamais. Je vais même te donner quelque chose qui te protégera de tout. Tiens, voici un puissant grigri que j’ai fait confectionné pour toi. C’est du Livre de la sagesse, mélangé avec de l’eau de Zamzam et des plantes du village. »

            Sinsin profita de ce moment pour lui raconter son voyage à Khayal, l’école de marchand de sable en forme de coloquinte, la rencontre avec Karamoko L’enfant qui n’en n’était pas un, et les enfants qui le poussèrent dans le feu.

            « Ce que tu me racontes ressemble à une légende ancienne du Khasso. Khayal est une contrée inconnue d’où les quatre grands marabouts légendaires d’avant l’empire du Mali tiraient leur pouvoir de justice. »

            Sinsin ne disait rien, attendant que son père conclût l’affaire.

            « Mes ancêtres sont entrés en contact avec toi. Quelle chance j’ai eue d’avoir un fils comme toi, Sinsin. » Ils s’embrassèrent pour la première fois et sans le savoir pour la toute dernière fois.

            « Le choix te revient, mais j’ai l’impression qu’on te demande d’emprunter la voie des grands marabouts. La pratique est en train de se perdre. D’autant plus qu’ils ont de plus en plus mauvaise réputation. Certains disent que seul Allah connait le turfu.  D’autres suggèrent que les marabouts concluent des pactes avec les djinns. D’autres dirent qu’ils sont financés par le gouvernement français. »

            Sinsin ouvrait grand les yeux.

            « Sinsin, écoute la voix des anciens et donne une nouvelle portée à cette science. Mais, si tu refuses je comprendrais tout autant, et tu auras toujours mon soutien. Suis-moi, je vais te montrer quelque chose. »

            Ils marchèrent en direction de la chambre du vieux, entre les deux, il y avait un couloir. Un passage qui lui paraissait si long, tellement son regard sur le quartier avait changé.

            Papa brochette sortit un livre de magie difficile à comprendre, qui commençait par trois lettres mystérieuses : Alif, lam, mim. Et pourtant son père ne pratiquait pas le bara, le travail maraboutique. Depuis que son fils lui avait rapporté l’aventure de Khayal, le visage de papa brochette s’illuminait. Le bonheur transpirait de son regard. Il lui légua ce livre dont il n’avait jamais entendu parler, même par la bouche savante du Karamoko.

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Papa brochette mourut dans la nuit, dans un silence bienheureux et le sourire aux lèvres, à l’image de sa vie.

            Une semaine passa. Sinsin noyé dans le chagrin oublia Khayal. Mais un jour, il retrouva le sac de sable rose.

            « Je vais prendre la voie des marabouts, je vais devenir marchand de sable. »

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Dix ans plus tard, après avoir parfait son initiation et être passé par l’Extrême-Orient pour apprendre le Kung Fu…

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Sinsin habitait un vieux château proche de son quartier qu’il avait acheté à la municipalité. Une demeure pas comme les autres, puisque c’était un château du 17è siècle enrobé par des couches de sable par ci et par là. Dans le jardin, il y avait un énorme bac à sable violet qui semblait se mouvoir. Il était vivant, il parlait, comme le feu auparavant. Le soir, Sinsin recevait des clients pour des soins, des conseils et des thérapies. Sinsin remonta de son laboratoire secret. Il y cachait des dispositifs technologiques développés à base de nanoparticule de sables.

            Il retira son costume trois pièces qu’il portait en journée et enfila un boubou personnalisé par Nallah son amie styliste. Il était prêt à recevoir une vingtaine de clients dans une autre pièce du château. Bien qu’il n’avait que la trentaine, les yeux de Sinsin avaient blanchi.

            « Salam Sinsin. Ta pommade de sable fut très efficace. » lui dit Adama. « Ma blessure guérit plus vite que prévu. Quand les kinésithérapeutes du club m’ont demandé comment j’ai fait pour guérir aussi vite, je n’ai même pas osé leur parler de ton travail incroyable et encore moins d’une crème à base de sable. »

            « Tu as bien fait de ne pas leur dire. J’ai commencé à échanger avec des scientifiques pour voir si la science de l’inspiration peut devenir une véritable discipline. Mais d’abord je dois consulter les marabouts légendaires. »

            Sinsin avait une autre vision de la tradition maraboutique qu’il souhaitait réinventer.

            Ils continuèrent à palabrer et Adama offrit deux tickets pour son prochain match de football. Quelques années auparavant, Sinsin était devenu ami avec Adama et quelques joueurs de l’équipe de France de football qui soutenaient le projet faramineux d’un personnage qu’il considérait comme fort excentrique.

            Le deuxième client fut Madame Irma, une voisine et une habituée de longue date. Parfois, elle prenait des rendez-vous sans aucune raison.

            « Voilà madame, vous avez reçu sur votre smartphone, le gri-gri-seau. Ne l’ouvrez seulement qu’à la date convenue. »

            « Sinsin avez-vous pensé à exposer dans une galerie d’art vos gris-gris numériques ? Ils sont vraiment beaux. »

            « C’est gentil, madame Irma, j’y penserais. »

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La bibliothèque de Sinsin était pleine de livres, de vieux manuscrits de Tombouctou et de bocaux de sable de toutes les variétés. C’était un gars sérieux. Il n’avait pas de copine, plongé qu’il était dans la recherche magico-alchimique. Il fit un tour dans le jardin. Il avait commencé l’élevage de l’herbe cœur. Une plante qui servait à réveiller l’âme imaginative durant les initiations des enfants.

            Le métier de marchand de sable était semblable à celui de super-héros du rêve et de la thérapie. Il soignait des gens en bonne santé, d’autres atteints de maladie psychologique. Il interprétait les signes et encore d’autres choses d’ordre mystique comme le voyage astral ou l’oniromancie.

            Mais le métier de marchand de sable c’était beaucoup plus que cela. Sinsin investissait tout son avoir dans des entreprises pour développer le quartier.

            Dans quelques heures, il irait à la rencontre des habitants, mais avant il devait enseigner aux enfants.

            Il retira son vêtement de wax pour enfiler un kimono africain turquoise et une ceinture jaune. Un bandeau noir ceignait ses longues tresses noires qui suivaient les courbes de son dos. Il disparut à l’intérieur de la salle du temps afin de méditer. Le lendemain, il devrait sans doute faire un voyage dans d’autres plans de la réalité pour rencontrer les quatre marabouts légendaires. Il avait besoin d’énergie vitale.

            C’était la première année de l’école de magie. Au début, il se refusait à révéler plus de sa pratique en attendant de trouver le bon disciple mais Karamoko lui était apparu en rêve pour lui demander d’ouvrir la première école de marabout du monde.

            Même au Mali, il n’en n’existait pas. La science des marabouts était un enseignement informel qui se transmettait de famille en famille ou d’amitié en amitié. Et puis la magie de Khayal était encore autre chose. Elle n’existait plus. La chute de la ville de Tombouctou emporta tout avec elle. Les secrets de la science de l’inspiration étaient perdus depuis bien des générations. Dans une pièce lugubre du château, il enseignait à son tour la magie des marabouts marchands de sable.

            « Qu’allons-nous étudier aujourd’hui les enfants ?»

            « Moi, moi je sais ! » s’empressa de dire un enfant tout en levant la main.

            « La forme des grenouilles et la couleur de leur ventre » dit l’enfant le plus rapide.

            « Bien essayé, » dit Sinsin en riant, « mais ce n’est pas cela. »

            Il prit un grain de sable, il souffla dessus et une galaxie apparut aux yeux des enfants. Il expliqua tout ce qu’il y avait à savoir sur le fonctionnement de l’univers.

            Ce qu’on appelait le quartier se nommait désormais l’archipel de la banlieue du turfu. Sinsin se balada à la rencontre des habitants, il faudrait encore du temps, de la patience et de l’inspiration, mais en lieu des tours qui disparaissaient lentement au profit de ses investissements, Sinsin voyait ce qui deviendrait des cités villages, low tech, florissantes et autonomes. Chaque année des centaines de personnes cherchaient déjà à s’installer dans les environs de la ville du plus grand marabout de tous les temps. On traversait de moins en moins la Seine pour aller vivre avec ceux qui réussissent.

            Il y existait des perspectives infinies et toujours de nouvelles expériences à explorer. La vie était paisible, le sable de Khayal les avait aidés à ouvrir les yeux et à prendre conscience du turfu. La vie était faite de possibilités invisibles, la banlieue un lieu où les rêves pouvaient s’épanouir. Sinsin, comme son maître dans le passé, s’assit à l’ombre d’un cerisier afin de parler de politique, de science et de philosophie avec ceux qui le souhaitaient.

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Karamoko l’Enfant observait Sinsin à travers une boule de cristal, un sourire au coin des lèvres. Personne n’avait imaginé que Sinsin allait succéder aux quatre grands Marabouts légendaires en devenant le cinquième, sauf Karamoko.

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Sinsin était très ému de voir autant de monde venir l’écouter. Il se rappela cette nuit, la nuit du destin, la nuit durant laquelle les enfants de Khayal ne pensaient qu’à jouer. Il prit la parole et il dit :

            « Le comble des souhaits, c’est donner satisfaction aux rêves de son cœur et finir par obtenir le triple. Le comble des souhaits est un holon, un grain de cristal secret enfouis en chacun de vous. Bientôt, dans tous les quartiers du monde vous trouverez de quoi rêver. Peut-être qu’un jour la banlieue sortira de son âge classique pour peut-être entrer dans son âge d’or. Mais en attendant il nous reste encore beaucoup à faire pour que perdure l’harmonie entre les humains, les non humains, les machines et les écosystèmes. Ainsi, peut-être nous sera-t-il accorder la miséricorde ?»

Ministre de la magie en charge de la banlieue du turfu, Makan Fofana est fondateur de L’HYPERCUBE, le laboratoire qui explore le TURFU par la science-fiction et la culture pop. Étudiant au CNAM en master de prospective et chercheur associé à l’université Queen Mary de Londres, ancien journaliste du Trappyblog, il est également l’auteur de plus d’une trentaine d’articles sur la vie de quartier. Il prépare un projet de thèse sur les nouvelles utopies et son dessert favori est le tiramisu chocolat blanc noix de coco. Son premier ouvrage, La banlieue du turfu est publié chez Tana éditions.
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