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NOIRE MATIÈRE -Rachid Ouadah

Le professeur Nairb Neerg prit une grande expiration puis contempla le parterre d’invités devant lui. Iels étaient venus de toute la galaxie. Certains avaient déplié l’espace, d’autres, notamment ceux qui ne pouvaient supporter les conditions atmosphériques d’Erret, étaient représentés par de simples hologrammes. Il pouvait percevoir les oscillations de tous. Il se surprit à penser qu’il aurait voulu être vieux à nouveau. Car les grandes découvertes se faisaient à un âge précoce. Alors que la jeunesse, après une cohorte de souffrances débilitantes, conduisait inévitablement à la mort. Combien de temps lui restait-il à vivre ? Encore un peu, peut-être pas assez pour résoudre l’énigme, mais juste ce qu’il fallait pour poser un jalon. Qu’importe son égo puisqu’il n’était lui-même qu’un maillon dans une chaîne qu’il espérait infinie. Il avait construit sur le travail de ses prédécesseurs. Et les suivants iront plus loin encore dans la quête de la vérité scientifique, se disait-il.

Il recracha son surplus de liquide cérébrospinal dans un verre qu’il déposa au plafond. Son amertume lui fit le plus grand bien.

« Et maintenant, je vais répondre à vos questions » lança-t-il à l’assemblée.

Nombreux furent les appendices — de toutes formes — à se lever. Cela lui sembla merveilleux.

Il désigna du doigt un Tacloc, la progéniture au stade larvaire encore collée à son cou translucide.

« Merci pour cette conférence professeur, c’était vraiment très intéressant. Cette “noire matière” comme vous l’appelez, se trouve-t-elle dans un endroit précis de l’univers ou bien est-elle répartie aléatoirement ? »

« Elle est partout dans l’univers observable. Sa répartition répond à une logique que nous ne comprenons pas encore. Pendant que nous parlons, il y a des particules de cette matière qui nous traversent. Ou bien c’est nous qui la traversons, c’est une question de point de vue. Et on ne peut pas interagir avec elles. Heureusement d’ailleurs, sinon elles ne feraient qu’un sarlach de votre busik. »

Des rires tous plus différents les uns des autres composèrent une joyeuse cacophonie. Il aimait injecter de l’humour dans ces rencontres parfois trop sérieuses. Cela facilitait la transmission des connaissances, que l’auditoire fût amateur comme aujourd’hui, ou chevronné.

Une autre créature signala sa volonté de prendre la parole en émettant une lumière bleutée.

« Professeur Neerg, puisqu’on ne peut pas interagir avec cette matière, comment savez-vous qu’elle existe ? »

« Par les effets qu’elle produit. Avec mes collègues de la communauté scientifique, nous avons découvert que cinq pour cent de l’univers observable est fait de cette matière inconnue. Comment ? Très simplement, si j’ose dire. Par le calcul. Les galaxies devraient s’éloigner plus vite les unes des autres, et pourtant il y a quelque chose qui lutte en sens inverse, qui les retient. Cette force qui nous était inconnue, nous lui avons donné un nom : gravité. Et elle est produite par la noire matière. »

            Cette rumeur qui parcourut la salle, c’était la soif d’apprendre. Comme lui, ils voulaient savoir. Il désigna un autre invité.

« Si on ne connaît pas la composition de cette matière, et si elle n’interagit pas avec nous, comment pouvez-vous dire qu’elle est noire ? »

« C’est une très bonne question. Nous aurions pu l’appeler Anael ou Aihpos, n’importe quel nom ferait l’affaire puisque nous ne savons encore rien de sa nature. Par consensus, nous avons choisi “noire”. Mais dans le réel, elle n’émet pas de rayonnement visible. Ni nos yeux, ni nos instruments ne peuvent la voir. Dans plusieurs cultures de la galaxie, le noir symbolise l’espoir. Et de l’espoir, on en a toujours besoin. »

            « Comment être sûr que vos “recherches” ne dérangent pas le Seigneur des Mondes en sa demeure ? »

            Beaucoup furent stupéfaits d’entendre cette combinaison de mots dans une même phrase, aujourd’hui, et en ce lieu. Nairb Neerg sentit des hésitations dans les cliquetis du questionnant, un jeune Ténébrion qui, de par le rythme de la phrase et sa mélopée, indiquait qu’il était originaire de l’hémisphère sud de sa planète. Soit l’un des derniers endroits de la galaxie où l’on entretenait encore la croyance en une entité créatrice. L’ouverture de Tenebrae au reste de la galaxie n’avait pas éteint ces superstitions, elle les avait même renforcées. Comme si les ténébrions avaient peur de la cognition, et de tout ce qui se trouvait au-delà de leur dogme. L’immensité du plein intersidéral devait les terrifier. Le professeur prit tout cela en compte avant de formuler une réponse.

            « J’aimerais croire en cette idée, le Seigneur des Mondes, je vous l’assure. Mais je suis un scientifique. Je nourris ma réflexion avec des faits observables et mesurables, avec des expériences reproductibles. Si le Seigneur des Mondes existait, je serais le premier à aller vers lui. Apportez-moi une preuve concrète et je vous suivrai dans votre raisonnement. Je veux croire qu’il y a quelque chose après la mort, et peut-être même quelque chose avant la vie. Mais regardez la réalité. Malgré notre science qui s’est enrichie comme jamais depuis l’ère galactique, il subsiste des maladies que nous ne savons pas guérir, des catastrophes que nous n’avons pas su éviter, comme la destruction de Relpek et ses trois milliards d’habitants, il y a mille cycles de cela. Si le Seigneur des Mondes existait, il serait tout-puissant et bon. Mais alors pourquoi n’intervient-il pas ? Pourquoi est-ce qu’il ne descend pas nous sauver ? Est-ce que cela veut dire qu’il n’est pas tout puissant ? Ou qu’il n’est pas bon ? »

L’assistance se mit à applaudir et à s’agiter. D’un geste il demanda le calme. Il n’aimait pas être applaudi, par pudeur. Et surtout, cela pouvait offenser le Ténébrion.

« Nous approchons de la fin de notre entrevue. Aussi frustrant que cela puisse paraître, je vais prendre les trois dernières questions. A vous… »

« Professeur Neerg » demanda un Grouli, « est-ce que ces cinq pour cent ne seraient pas la matière d’un monde-miroir, un anti-monde si vous préférez. Par exemple, vous avez parlé de cette force que vous appelez “gravité”. Ça veut dire que les objets s’attirent mutuellement, n’est-ce pas, au lieu de se repousser comme dans notre univers. Peut-être que le temps aussi s’y écoule à l’envers. Ce serait un monde où les lois de la physique seraient différentes, non ? »

« L’hypothèse est séduisante mais à l’heure actuelle, nous n’avons aucune donnée qui va dans ce sens. De plus, si la noire matière était un “monde-miroir” ou un univers-miroir comme vous dites, elle existerait en quantité au moins équivalente au reste de la matière normale. Et ce n’est pas le cas. Je tiens à le préciser : la noire matière n’est pas un autre univers, elle fait partie de l’univers. De plus, la force de gravité qui attire les particules de noire matière les unes vers les autres ne peut mener que vers un effondrement. Donc elles ne peuvent pas former des structures stables pouvant abriter la vie telle que nous la connaissons. Mais si l’on compare la somme d’informations accumulées, nous ne savons rien de… »

« Alors vous voulez remplacer le Seigneur des Mondes par votre ignorance ?! »

accusa le Ténébrion. 

Art by Sunny Efemena

Aussi brusquement qu’il avait pris la parole, il s’éleva au-dessus de l’assemblée en désignant Nairb Neerg de sa troisième mandibule, et il hurla : « Blasphémateur ! ».

            Comme s’il était préparé à ce qui allait se passer, l’esprit du professeur produisit une analyse froide de la situation à la vitesse la plus rapide que lui permettait sa biologie. Il perçut toute une gamme d’émotions dans les paroles du Ténébrion. De la colère, de la frustration, de la peur, et de la haine, beaucoup de haine.

Mais il ne savait pas qu’il allait mourir. 

            Le projectile, une corne de kératine pure expulsée de l’exosquelette du Ténébrion, le frappa en plein cœur, à gauche. Le choc le projeta en avant. Sous le coup de la panique, le public devint foule, et la foule devint désordre. Ceux qui pouvaient courir s’enfuirent vers l’unique sortie, ceux qui pouvaient voler se dispersèrent dans les airs. Il ne restait plus que les hologrammes comme témoins, trop fascinés pour disparaître comme les autres. Car personne n’avait assisté à un acte d’une telle violence depuis des cycles et des cycles.

Et par conséquent, personne ne savait comment réagir.

Enfin, l’assistant du professeur accourut. Mais il était trop tard. Le corps de Nairb Neerg commençait à flotter, et du liquide vital pénétrait dans sa blessure. La douleur était atroce. Une peur existentielle s’empara de lui, la peur de la mort. Et puis soudain, il n’eut plus mal. Le regret de ne pas avoir pu percer le secret de la noire matière de son vivant se fit moindre, puis disparut à son tour. Il ne restait plus qu’un sentiment étrange de plénitude. Le temps semblait s’être dilaté, comme s’il approchait de la vitesse des ténèbres. Il vit le monde autour de lui trembler, devenir flou et enfin disparaître vers une couleur qui n’avait rien à voir avec l’espoir. Il s’entendit formuler une dernière pensée :

« Ce n’est donc que cela… ».

*

* *

« C’est ça madame Feynman, vous êtes très courageuse. Poussez encore, respirez,

poussez, respirez… »

La Docteure Al Kubaysi avait elle aussi besoin de respirer dans cette chaleur étouffante. Elle n’était pas vraiment à sa place. La sage-femme dont elle avait pris la relève était retenue à un poste-frontière. En plus, la maternité fonctionnait en sous-effectif. « Ils préfèrent mettre de l’argent dans la guerre » se dit-elle. Ce matin, elle était à la fois gynécologue, obstétricienne, et pédiatre pour l’occasion.

Un bout de son hidjab commençait à tomber et n’allait pas tarder à gêner ses mouvements. Elle fit un signe de la tête à son assistante : « Mademoiselle Rubin, s’il vous plaît… ». La jeune interne essuya la sueur du front de la docteure et lui remit son voile en place.

L’enfant montrait enfin sa tête, et ça n’avait pris que trois heures de travail. Au même moment, une explosion retentit. Une roquette venait de tomber à proximité. Presque immédiatement après, le vrombissement d’un missile se fit entendre. Peut-être que la roquette avait tué des innocents. Peut-être que le missile allait frapper une école. Mais la docteure ne voulait pas penser à la mort pendant qu’elle aidait à donner la vie. La future mère s’était montrée d’un calme peu commun. Alors que le futur père s’était liquéfié à l’idée d’assister à la naissance de son premier enfant. Elle ne criait pas, elle respirait et poussait au rythme que lui dictaient la docteure et la nature.

C’est alors que le reste du corps du bébé glissa hors d’elle presque sans effort. Elle prononça une prière en hébreu. La docteure put se saisir du petit humain gluant de vernix. La mère avait spécifié ne pas vouloir connaître le sexe de l’enfant avant la naissance, il était temps de le lui dévoiler.

« Félicitations madame, c’est un beau garçon ! » fit la Docteure Al Kubaysi. Elle coupa le cordon ombilical et posa le clamp. Et avant que son cri primal ne fasse trembler les instruments et les murs de la salle imperceptiblement, avant de s’annoncer à ce monde, le nouveau-né prit une grande inspiration.

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Rachid Ouadah:
Né en 1974 à Alger, j’ai vécu les premières années de ma vie en Algérie. Ni francophone ni arabophone, je suis venu en France à l’âge de 6 ans. J’ai dû m’adapter rapidement pour m’insérer dans le système éducatif français. Les lectures de l’imaginaire ont été une bouée de sauvetage, notamment La Grande Anthologie de La Science Fiction de Jacques Goimard et Demètre Ioakimidis. Le cinéma de genre a achevé ensuite de faire de moi un inconditionnel de la science-fiction et du fantastique. Aujourd’hui je travaille comme journaliste indépendant. J’anime notamment le site motionXmedia.
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