Étoile Sombre – Dounia Charaf

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Dounia Charaf
Je suis romancière et nouvelliste, bibliothécaire et animatrice d’émissions littéraires pour Nice fictions et la tribune des Vagabonds du rêve. Je puise mon inspiration dans l’histoire et les mythes de l’Afrique, surtout le Maroc où je suis née et où j’ai vécu des années et l’Afrique occidentale, plus particulièrement les périodes précoloniales, contemporaines et le futur imaginable. Pour ce qui est d’imaginer une Afrique future et un univers littéraire en Science-fiction, je me fais une projection chatoyante de l’Afrique du futur, bâtie sur les cultures actuelles de ses sociétés variées et sur le génie de ses peuples. https://fr.wikipedia.org/wiki/Dounia_Charaf site et publication de dounia charaf

Le jeune garçon observait les alentours, fasciné par les marchandises accrochées aux devantures ou étalées sur les trottoirs.

Les hautes roues plates du train-chenille les transportant s’étaient arrêtées sur la place encombrée de véhicules, très près des arcades roses que les boutiquiers envahissaient de leurs marchandises, comme autant de devantures extérieures. L’air était sec et les odeurs s’y répandaient dans une belle lumière dorée de fin de journée. Les parfums des pyramides d’épices aux couleurs vives, l’odeur âcre du cuir des vêtements et chaussons pendus, celle animale des tapis aux motifs géométriques lui piquèrent la gorge et envahirent directement ses narines et son palais de sensations inconnues. Les premiers mots qu’il entendit dans la langue de Warzazate furent braillés en chant aigu par une sono de mauvaise qualité.  

Ils étaient parvenus à leur destination, une ville au nom étrange. Il s’accrochait à la main de son papa qui ne le quitterait plus jamais.

Il n’y avait rien eu entre les deux rives de l’interminable désert qu’ils avaient traversé, rien de plus que quelques gargotes hôtels, de simples tentes à l’abri des falaises ou au bord d’oueds où ne coulaient que vent et sable.

Warzazate ne rappelait pas les grandes villes tropicales au sud du désert. Pas de tours en verre le long de fleuves épais et de lagunes verdoyantes à la végétation dense, ni de vastes avenues en latérite bordées d’étals de commerçants proposant des denrées au parfum fleuri et pourrissant à la fois. Au contraire de l’enveloppante humidité de sa ville natale tout ici n’était que sécheresse : la terre, la ville, même l’air qui lui irritait le nez.

Orpiré, son père, était revenu un soir dans le bidonville de Agbocity où sa petite sœur, Awa, et lui survivaient sous la protection de tatie Fatou, une proche cousine de leur mère décédée, et annoncé qu’il emmenait ses enfants dans le nord de l’Afrique pour tenter l’aventure spatiale.

Le dernier soir, à l’hôtel Sahara, la veille de leur arrivée, assis tout contre Orpiré, il leva les yeux et regarda la nuit dont la brillance l’éblouit presque. Il tendit les mains pour en saisir les étoiles scintillantes qui tapissaient la voute céleste nue et transparente. Orpiré rit et s’exclama :

« La prochaine étape, c’est là-haut, Kouadio, ce petit train nous emmène vers les étoiles ! »

« Les étoiles ! Papa on y arrivera quand ? » répondit-il.

Orpiré perdit le sourire et soupira :

« Moi dans un mois ou deux, toi dans quelques années. Quand tu auras appris ce que je sais et bien plus. »

« Tu m’emmèneras avec toi, » dit-il, « Et tatie Fatou et même Awa. J’irai à l’école dans les étoiles… » puis après réflexion. « Sur quelle étoile papa ? Il y en a beaucoup. »

Orpiré ne répondit pas, abattu par un chagrin permanent qu’il refoulait à la faveur de leur long voyage. Kouadio n’y prit pas garde et s’allongea sur la natte et le sable. Il s’endormit aussitôt.

*

Orpiré le prit contre lui et s’allongea. Fatou qui craignait le froid saharien s’était installée à l’intérieur, bien enveloppée avec Awa dans un épais sac de couchage. Elle l’interpela dans un grognement désapprobateur.

« Pourquoi lui dis-tu qu’il ira dans les étoiles ? »

« C’est pour cela que je suis venu vous chercher, je veux que mes enfants puissent aller dans l’espace. »

« Mais tu nous emmènes dans un pays étranger où tu vas nous laisser seuls. » insista-t-elle.

« Deux années, trois tout au plus. Tu habiteras avec des amis du pays et même du quartier, ne crains rien, cette région n’est pas dangereuse. Comme il y a l’astroport elle est sûre, et les gens du Grand Bassin sont heureux là-bas. On a des accords entre la fédération du Grand bassin atlantique et les états du Nord-africain. »

« Et tu ne pourras pas venir les voir avant deux ans. » continua-t-elle.

« Fatou, je serai à des millions de kilomètres. Et tu seras bien payée par la mine, ils te verseront tout mon salaire. Nous avons une association Afri qui aide à gérer l’argent et à se protéger. Vous serez à l’aise tous les trois. » il hésita, « c’est aussi pour cela que je pars, pour que les enfants puissent grandir en bonne santé et instruits scientifiquement. Ils doivent devenir ingénieurs en technologie et biologie spatiales. Un jour ils seront spationautes, c’est le plus important. »

« Et devenir comme les pipoles des forteresses ? »

« Oui, ou même mieux. Quand ils deviendront pilotes de vaisseaux ils pourront fonder leur propre compagnie et échapper à l’emprise des pipoles qui nous empêchent de conquérir nous aussi des planètes. Tu le sais même toi qui ne t’intéresses pas au vol spatial. »

Elle eut un haussement d’épaule méprisant.

« Les pipoles se croient meilleurs que nous, tant qu’ils nous laissent en paix sur nos terres africaines, ils peuvent bien même se faire avaler par leurs trous noirs ! Moi je trouve qu’on s’en sort mieux sans eux depuis qu’ils vont chercher leur richesse ailleurs qu’en Afrique. »

« Nous sommes impuissants sans cette technologie, Fatou, et nous restons dépendants d’eux. Bien sûr ils s’assurent que notre gouvernement ne devient pas trop tyrannique. Comme ça on ne cherche pas à fuir vers leurs pays forteresses. Ils ont les robots à la place des ouvriers, mais ils ont choisi pour nous, et nous devons les égaler. Mieux, les surpasser. Je ne veux pas que ce soit leurs trous noirs, mais ceux de tous. »

Elle poussa un petit soupir de désintérêt :

« Les égaler ? Les surpasser ? Pourquoi faire ? Tu n’arrêtes pas de me parler de ça, et de l’accession à la connaissance clandestine.

Fatou finit par se taire, comme à chaque fois qu’ils discutaient tous deux technologie et politique, et elle renonça à argumenter contre ce choix de faire des petits des étrangers à la Terre, d’autant plus qu’elle vit des larmes briller sur les joues d’Orpiré, même à la chiche lumière sous la tente. Elle avait eu peur de quitter Agbocity et sa routine souvent ennuyeuse, la technologie spatiale ne l’intéresserait sans doute jamais, mais elle commençait à aimer l’idée de devenir une autre personne, et sentait qu’une fois seule là-bas, elle ne s’ennuierait sans doute plus jamais, idée à la fois effrayante et désirable.

*

Il rêva de l’astéroïde. Un caillou minuscule qui tournoyait dans l’espace, noir de jour et noir de nuit. Vêtu de sa combinaison spatiale, il roulait sur une large piste de poussière grisâtre et collante qui restait en suspension bien après son passage, sa voiturette verte et sa combinaison rouge comme seules tâches de couleur sur la rocaille noire environnante. Il se dirigeait vers un monticule d’où dépassaient de grandes grues. Dans le fond, par-dessus les nuées de poussière, il apercevait la chaîne montagneuse qui plissait l’astéroïde. En ralentissant pour en admirer les pointes tranchantes Orpiré les vit soudain s’arrondir. Il reconnut l’Atlas qui surplombait Warzazate.

« Papa ! »

Kouadio courait dans sa direction, et à son allure précipitée il aurait dû s’envoler dans la faible gravité. Mais le garçon était tout près, dans son pyjama, et quand il saisit le volant de la voiturette celle-ci rebondit légèrement sur la piste. Il grimpa tout près de lui.

« Papa, tu as une combinaison d’astronaute ! Tu vois, je t’ai retrouvé ! »

Orpiré se réveilla aussitôt, refoulant son rêve, mais ne parvint plus à trouver le sommeil et se levant, partit marcher dans la nuit glaciale.

*

Au matin il se leva le dernier. Fatou avait regroupé leurs maigres bagages et emmené les enfants vers la longue table en métal sur laquelle le gargotier servait café léger sucré, coupelles d’huile d’argan sucrée et pain plat d’orge et de semoule, ainsi que quelques œufs durs dont Orpiré, n’ayant pas vu une poule de tout le séjour, se demanda d’où ils venaient.

Le soleil commençait tout juste à tiédir, gagnant l’intérieur de la vallée rousse qui formait le lit fantôme et pierreux d’un fleuve préhistorique. L’hôtel occupait une plage sableuse, campement de tentes en laine meublées de nattes et de couvertures rêches.

Les enfants mangeaient avec appétit, seuls de leur âge parmi les adultes. Orpiré s’approcha d’eux et sans se faire une place sur le banc, se servit un bol de café. Il observa les alentours, ignorant la mauvaise humeur que Fatou exprimait à chaque fois qu’elle prenait un repas étranger, c’est-à-dire depuis qu’elle ne pouvait ni cuisiner elle-même, ni espérer un plat de manioc arrosé d’un bouillon au poisson de la lagune. Awa accourut s’accrocher à sa taille et délaissant le liquide trop clair et tiédi de son petit déjeuner, Orpiré la prit dans ses bras et partit jouer avec elle un peu plus loin, suivi par Kouadio qui riait à gorge déployée.

*

Comment choisir ? Rester sur Terre avec eux ou partir coûte que coûte accomplir son projet… Il savait qu’il ne penserait plus qu’à son travail une fois qu’il se serait sanglé dans la navette spatiale. Qu’il construirait une nouvelle fraternité avec ses co-équipiers, comme celles qui lui avaient permis de tant de fois partir sans regarder derrière lui. Etreint par la culpabilité de trahir ceux qui l’aimaient en les laissant derrière, mais incapable de renoncer à évoluer et changer sa condition de vie, à sa liberté d’entreprendre le voyage.

Ainsi ruminait-il cette fin de journée en se promenant avec son fils dans le Quartier du Spationaute, ainsi nommé car lieu des échanges entre Warzazate et la base spatiale.  Kouadio lui secoua le bras et lui montra ses premières navettes transcontinentales alignées sur un quai graisseux. Tout terrain terrestres et spatiaux, colorés par destination, ils avaient ramené l’équipe du matin et attendaient celle du soir.

« On dirait de gros autobus ! » Rigola Kouadio. 

« Les navettes vont à l’astroport, elles sont comme des taxis pour les ouvriers qui travaillent là-bas. » dit-il à son fils. « Elles vont d’un continent à l’autre plus vite que tu ne parles ! »

« Elles ne vont pas dans les étoiles ? »

« Non, mais elles peuvent aller sur la Lune ou une station orbitale Lagrange. Pour aller dans les étoiles il faut de très gros vaisseaux qui sont construits sur la Lune, d’où c’est plus facile de décoller pour l’espace. Veux-tu voir des navettes s’envoler vers l’espace ? »

Orpiré lui prit la main et fendant la foule affairée des rues encombrées de marchandises, partit à grands pas vers l’extérieur de la ville ocre. Ils traversèrent les derniers faubourgs et montèrent sur la haute rive du fleuve, découvrant les plateaux alentours. Ils trouvèrent du monde, des badauds et quelques touristes venus assister au ballet des navettes fusées partant de l’astroport à quelques kilomètres.

Des commerçants proposaient des jouets fabriqués avec les métaux des navettes abandonnées, d’autres des épis de maïs grillés, des boules de dattes en purée, des arachides confites de sucre et du thé à la menthe. Orpiré installa Kouadio sur une roche plate et partit commander de quoi grignoter. Le marchand avait collé sur son étal une tablette archaïque où s’affichaient les heures des vols et le nom des vaisseaux, sans aucun doute un site de communication pipole piraté. Pendant qu’il sirotait son thé brûlant, le visage embué de sa vapeur parfumée de menthe, Orpiré écoutait distraitement les discussions autour de lui. Kouadio le surprit en demandant :

« On part tous les deux les premiers, puis quand on a trouvé l’étoile Tatie Fatou viendra avec Awa ? Awa est trop petite pour venir tout de suite avec nous, on doit d’abord construire la maison sur la nouvelle étoile. »

Orpiré ne sut pas répondre, mais Kouadio continuait :

« Mais elle ne brille pas cette étoile, j’ai vu sur ton téléphone les images, elle est juste pleine de poussière, et il y fait toujours noir. Comment on va faire pour tout construire dans le noir ? »

Orpiré s’étouffa dans son thé et reposa son verre en toussant.

« Tu es arrivé à allumer mon portable tout seul ? »

« C’est facile ! »

Orpiré s’emporta.

« Je t’interdis de fouiller dans mon téléphone, c’est impoli en plus ! »

Vexé, presque en larmes, Kouadio fit la moue. La discussion s’arrêta là cependant. Les badauds se précipitaient pour regarder le premier départ. Orpiré saisit son fils pour l’installer sur ses épaules.

*

« Où vas-tu ? »

Kouadio se tenait à la porte, ayant délaissé son jeu, et repoussé sur le ciment de la cour les fusées et voiturettes d’un petit astroport. Orpiré ne vit nulle part Fatou, ni la petite fille. Il s’était levé d’une courte sieste et sortant directement de la douche, se dépêchait de courir à sa formation d’entreprise. Les hommes d’Astéromines regroupaient le personnel à envoyer dans l’espace dans une vieille bâtisse berbère éloignée de la cité pour garantir la discrétion sur leur projet et il risquait de rater la navette s’il tardait davantage.

« Je vais travailler Kouadio, reste tranquille. Je reviens ce soir. »

L’enfant n’insista pas et accourut lui-même claquer la porte en métal qui grinça dans l’après-midi silencieuse et ensoleillée. Orpiré hésita, se secoua puis se hâta de filer.

*

Hommes et femmes s’installèrent à même le sol, dans une grande cour dont les hauts murs de terre crue les protégeaient de l’extérieur et donnaient la désagréable impression à Orpiré d’être en détention. Il écoutait attentivement la démonstration de Steph leur chef de mission, une suite de hologrammes projetés à l’ombre, là où le soleil qui entrait par les fenêtres sans vitres ne parvenait pas.

Orpiré prit quelques notes sur sa mini tablette, cherchant à comprendre le fonctionnement des outils d’extraction qu’on leur indiquait : comprendre comment on fabriquait les objets l’intriguait plus que leur finalité.

Art by Sunny Efemena

Des pipoles européens, Steph et Alfa les directeurs techniques, et Tania la navigatrice, dirigeaient la formation, en échangeant leurs points de vue, répondant de bonne grâce aux questions de l’assemblée. A eux trois ils représentaient l’expertise assurée des habitants habitués à accéder librement au savoir, personnes que ni leur carnation différente, blanche et noire, ni leur langue commune, l’anglopéen, ne permettaient de différencier.

Ils étaient les pipoles de la Forteresse Europa, et ils en avaient l’assurance naturelle. Tania, blonde et fluette, qui s’était présentée comme la compagne de Steph, restée en retrait, intervenait dès qu’il était question de voyage ou de transport en milieu sans gravité. Un jeune garçon roux, de l’âge de Kouadio, assis près d’elle sur un vieux tapis, coloriait avec minutie un des plans de machine extractrice. Fasciné, Orpiré l’observa un moment en se rendant compte qu’il remplissait une réelle feuille de papier avec des crayons de couleur, au lieu de pianoter sur une tablette graphique. Croisant le sourire de Tania, il le lui rendit poliment.

Quand on décréta une pause, laissant ses compagnons se servir à boire ou relancer certaines séquences du diaporama, Orpiré sortit respirer l’air tiède de la fin d’après-midi. Tania et Alfa le suivirent et lui offrirent une bière, engageant une conversation si directe et amicale qu’il repoussa sa méfiance des pipoles.

Un des techniciens stagiaires vint les rejoindre et demanda :

« Tania, tu crois qu’on peut nous autoriser à faire venir nos enfants ? On ne va plus les voir des mois durant, et ils comprendraient ce qu’on va entreprendre. »

Alfa protesta :

« C’est une mission confidentielle, le fils de Tania n’est en relation avec personne ici, nos enfants risquent de raconter ce qu’ils voient. Nous fêterons avec nos familles notre départ, mais seulement la veille. »

Ils retournèrent à la formation, cette fois chacun devait monter et démonter les outils de manière virtuelle sur une tablette à plusieurs dimensions, et fournir des arguments de réparation de pannes diverses, chacun et chacune heureux d’enfin se confronter à la réalité des travaux à venir.

Orpiré s’amusait à trouver de nouvelles pannes possibles quand Tania et Alfa vinrent le regarder faire. Tania finit par lui demander :

« Orpiré, tu as des connaissances en communication d’après ton CV. »

« Oui, en effet, » répondit-il avec curiosité, « j’ai beaucoup travaillé dans les réseaux de com et sur leurs machines et logiciels. Vous avez besoin d’un communicant ? »

Alfa lui jeta un regard d’avertissement et baissant la voix, lui confia :

« Nous avons besoin de quelqu’un qui officiellement fait l’interface technique avec la direction d’Astéromines, et surtout qui puisse nous alerter si des trucs pas clairs se passent à ce niveau. »

Interdit, Orpiré répéta : « Des trucs pas clairs ? »

Tania hocha la tête en chuchotant :

« Par mesure de protection. Nous serons à leur merci, à plus d’un million et demi de kilomètres de la Terre, personne ici-bas n’est au courant du projet. Alors si nous n’avions pas complètement les yeux bandés et les oreilles bouchées… »

Orpiré frissonna, comprenant brutalement sa situation et celle de toute l’équipe recrutée avec de belles promesses salariales et sociales et l’assurance que leurs employeurs avaient une grande maîtrise de la technologie de l’espace, mais exilée si loin qu’il serait bien difficile de se sauver et de se plaindre aux autorités terriennes.

*

Il rentra déprimé chez lui, se demandant si partir avec Astéromines était la meilleure solution, partagé entre le désir d’entreprendre quelque chose de nouveau, de se lancer enfin dans une activité qui lui permettrait de vivre une expérience  exaltante et d’en revenir pour construire un vrai projet de conquête spatiale avec ses enfants et ses collègues d’Afrique, et le besoin douloureux de rester auprès de Kouadio et Awa, de les protéger ici-bas et de bricoler pour leur offrir une instruction technique digne de ce nom.

La nuit claire brillait par-dessus les lumières du quartier afri, plongeant leur cour dans une pénombre indigo. Fatou cuisinait un ragoût de poulet sur un braséro dont les flammes dorées et rouges qui léchaient la marmite bouillonnante lui jetaient des lueurs vives au visage.

Kouadio l’aidait en épluchant de grosses bananes qu’il débitait en tronçons. Orpiré prit Awa dans ses bras et s’assit près d’eux. Fatou l’observa discrètement, lui plongé dans ses pensées, et caressant avec tendresse la tête de la fillette.

Elle découvrit la gamelle et y glissa avec soin les morceaux de banane que lui tendait fièrement Kouadio. Orpiré sentit son regard et sourit piteusement. Il était bien difficile de cacher ses sentiments à Fatou.

« Tu as besoin que je te fasse de grosses courses ? » demanda-t-il

« Tu pars déjà ? »

« Cela ne devrait pas tarder, nous avons presque tout appris des techniques, maintenant on doit apprendre à vivre et travailler dans l’espace. »

« Tes chefs vous demandent beaucoup d’abnégation et de confiance. Ou en vérité, ils n’ont que faire de vos sentiments, vous êtes des bras et du travail pas très cher, j’en suis sûre. Tu as des dates au moins ? »

« Tout est secret. On le saura dans quelques jours sans doute. »

« Hum, tu ne peux même pas prévoir tes courses pour faire ta valise. »

Orpiré ne sut quoi répondre, il y avait beaucoup trop d’incertitudes.  

Après le dîner Orpiré hésita à envoyer les enfants se coucher. Kouadio démontait tranquillement une fusée qu’Orpiré l’avait aidé à fabriquer, et Awa le regardait avec attention. Autour d’eux la cour avait pris un faux air de cour afri, et empêchait toute brutalité extérieure de pénétrer leur cercle illuminé par le petit feu. Orpiré décida à parler franchement avec son garçon, Awa saisirait des bribes, seulement des impressions de cet instant, trop jeune pour en comprendre le sens. Fatou ferait de son mieux, mais c’était lui leur père, lui qui les laissait ici-bas.

« Kouadio, laisse ton jeu pour l’instant, je dois t’expliquer des choses importantes. Comme à un grand garçon. »

Kouadio se contenta d’une grimace, il savait ce que Orpiré lui dirait, il l’avait senti à travers leurs échanges depuis qu’ils s’étaient retrouvés quelques semaines plus tôt. Il se fit attentif cependant.

« Là où je vais, c’est mon travail, les enfants ne peuvent pas venir. » Commença-t-il avec difficulté, la gorge nouée. « Tu l’as compris, bien sûr. Je dois aller, non pas sur une étoile mais sur un astéroïde. Tu sais ce que c’est ? »

« Oui. »

« Il n’y a que des adultes là-bas, on va miner du fer, du titane… Pour les rapporter sur Terre. »

« Tu m’as déjà expliqué, papa. »

« Tu comprends alors que l’étoile, notre étoile à nous, c’est pour plus tard ? Il faut un équipage, un vaisseau. Quand tu seras grand. Quand Awa sera grande aussi. »

« C’est quand ? »

Orpiré lui sourit :

« Dans quelques années, maintenant tu as cinq ans, ce sera quand tu auras seize ans. Dans onze ans, c’est le temps qu’il faut pour trouver de l’argent et pour apprendre tout ce qu’il faut pour faire voguer un vaisseau spatial. Pendant que tu apprendras ici à l’école des astronautes indépendants, je travaillerai à amasser l’argent. »

« L’argent ? »

« Pour acheter le matériel. »

« Tu pars bientôt ? »

« Dans plusieurs jours, un mois peut-être, je n’ai pas encore la date. »

« Tu vas rester là-bas beaucoup d’années ? Tu ne vas pas oublier ? »

« Non, je te le promets, je reviendrai dans deux ans de mon premier voyage sur l’astéroïde. »

Il se tut subitement, saisi par une inquiétude nouvelle, reviendrait-il de ce voyage ? Kouadio ne parut pas remarquer son trouble, de nouveau absorbé par son jouet. Orpiré ne sut pas s’il écoutait toujours, s’il était trop jeune pour suivre une discussion aussi théorique sur l’écoulement du temps à venir.

« Papa, tu nous racontes l’histoire de tata l’araignée qui voulait monter voir Ogun dans les nuages ? » réclama tout à coup Awa en se lovant dans ses bras.

Kouadio éclata de rire :

« Tatie Fatou nous a dit que tu vas travailler avec Ogun sur l’astéroïde ! »

Les enfants avaient chassé la tristesse de leur séparation en décidant de penser à autre chose. Orpiré les envia.

Il ne sut pas comment il s’endormit malgré le tourbillon des ruminations qui l’aiguillonnait à chaque fois qu’il tentait un peu de sophrologie pour échapper à son anxiété. Ils avaient gagné la salle et ses tapis plus confortables pour finir la soirée de contes et il s’était allongé près des petits endormis sans parvenir lui-même à trouver le sommeil. La fatigue l’avait sans doute écrasé à son tour.

Il rêva plusieurs fois, se réveillant en sursaut pour trouver les enfants serrés contre lui, tous blottis sous une épaisse couverture berbère dont la laine fleurait le pays et sa poussière. Fatou veillait sur eux.

*

Kouadio était assis sur une voiturette découverte et la Terre n’était qu’une tâche bleu pâle derrière lui. Un rideau de poussière noire et argent jaillissant de sous le véhicule lui faisait un tunnel statique. Kouadio portait une tenue de foot, Orpiré ne sut pas de quel club.

« Papa, elle est belle ta combinaison ! »

« Comment es-tu arrivé jusqu’ici ? Où est tatie Fatou ? »

« Tu as trop tardé, on est venu te chercher ! »

Fatou apparut dans le tunnel derrière, pieds nus, et tenant fermement Awa qui cherchait à s’échapper pour saisir la nuée de régolites brillants dans le faisceau de la voiturette.

Un faisceau de lumière dans l’espace ! Un portable qui vibrait longuement. Il comprit qu’il rêvait et se réveilla. Il faisait encore nuit, et Alfa lui parla sans même prendre la peine de le saluer.

« La navette d’Astéromines passe te prendre dans une heure, on part plus tôt que prévu, des fuites sans doute. »

« Quoi ?! Déjà ? Mais je ne suis pas prêt, j’ai encore ma famille à finir d’installer. On devait partir dans quelques semaines au moins, non ? »

« On ne t’a jamais donné de date, » grommela Alfa à voix basse, « c’est ça où tu restes. »

« Quoi ? J’ai signé mon contrat ! Je suis au courant de tout ! Tu ne peux pas me traiter comme ça ! » 

Orpiré sifflait entre ses dents dans son téléphone et rageait de ne pouvoir laisser éclater sa colère et son inquiétude. Les enfants dormaient toujours à ses côtés.

« Je ne peux pas partir d’ici une heure, rien n’est encore prêt ! »

« Débrouille-toi, ce n’est facile pour personne, et tu es le premier que je préviens, les autres auront encore moins de temps que toi ! On s’envole dans trois heures environ. On a une fenêtre. »

Il s’adoucit brusquement :

« Je suis désolé Orpiré, nous ne pouvons pas nous passer de tes compétences, Tania pense sincèrement que tu es le plus doué de l’équipe, il ne te manque plus que d’apprendre la navigation spatiale et les techniques en micro gravité. Tu t’es bien débrouillé pour atteindre des compétences que d’autres commencent tout juste à maîtriser. Si tu préfères rester avec tes enfants on le comprendra. Il te faudra juste te cacher dans le quartier afri le temps que tout le monde s’en aille. On ne sait jamais. Je me méfie de l’entreprise. »

« Mais je veux participer à cette aventure, » protesta le jeune homme, « je veux absolument en faire partie ! je demande juste quelques jours encore. »

« Ça, je n’ai pas le pouvoir de te les donner mon ami, je suis de l’avis de Tania, tu dois entrer dans l’équipe dirigeante, une fois qu’on sera sur notre caillou minier. A toi le choix douloureux. Si tu décides de renoncer, envoie-moi un message écrit d’ici une demi-heure, je pourrai dérouter la navette de transport, et file voir Djenneba qui tient le maki de la rue principale, elle te cachera de ma part, elle est dans l’organisation. »

Alfa lui raccrocha au nez, le laissant soupirer de détresse. Un soupir plus profond, presque un gémissement lui répondit : Fatou, levée, s’avançait sur le seuil de la chambre en renouant son foulard sur ses cheveux défaits.

« A quelle heure tu t’envoleras de la base ? »

« Tu as tout entendu, bien sûr… Je n’ai pas dit que je partais ! je crains de devoir tout abandonner ! »

« Ne dis pas de sottises, pas après m’avoir amenée jusqu’ici avec les enfants ! fais ton sac, je réveille les enfants. »

« Mais ça va être terrible pour eux ! »

« Je vais les emmener au bord du plateau, à quelle heure tu t’envoles ? »

« Si tout se passe comme prévu, dans trois heures. » fit-il d’un ton morne.

Il imagina Fatou remonter dans l’aube obscure vers le plateau, les bras chargés de ses enfants à lui, pour voir exploser les gaz de sa navette fusée. Une angoisse violente lui donna la nausée.

« Non, je ne peux pas les trahir ! »

Fatou ne voulut rien entendre.

« Tu as promis à Kouadio que tu irais préparer votre voyage vers les étoiles pendant qu’il grandirait et s’instruirait, c’est cela ta parole. Allez, prépare tes affaires, que je les réveille et qu’ils te disent au revoir. »

« Fatou, » commença-t-il sachant qu’elle avait raison « je suis déchiré de les laisser, mais j’ai besoin d’y aller. »

« Vas-y mais ne nous oublie pas. »

Orpiré l’attira contre sa poitrine et la serra convulsivement, envahi de sa chaleur, ressentant son corps musclé et solide de femme dure au labeur. Il sut qu’il emporterait avec lui dans un univers aseptisé et vide le souvenir du parfum bon marché de sa chevelure, et de la tiédeur de ses bras. Elle avait raison, Alfa avait raison, c’était maintenant ou sans doute jamais. Il allait quitter la planète.

« Papa ! tu pars maintenant ! »

Le ton du garçon était presque accusateur, mais surtout résigné. Ce qui blessa le plus Orpiré qui tentait de se dépêtrer de sa culpabilité et de son chagrin.

Fatou repoussa avec douceur l’astronaute et lui chuchota :

« Reprends-toi et souris, tu dois les saluer et renouveler des promesses sincères avec eux. »

*

Quand ses jambes se dérobaient sous lui au rythme de l’allure de Fatou, quand son pied se tordait dans un trou invisible dans l’ombre des bâtiments, Kouadio étouffait son angoisse et refoulait ses larmes comme il pouvait. La jeune femme le portait presque à bout de bras à ce moment-là, déjà chargée de Awa bien serrée contre son dos.  La petite ne disait rien, le regard fixe. Quelques chiens errants et agressifs les coursèrent à deux reprises, obligeant Fatou à s’arrêter et à les chasser à coup de pierres.

Ils parvinrent enfin sur le plateau désert qui ouvrait directement sur la nuit mourante et ses étoiles presqu’aveuglantes. La jeune femme déposa les enfants et leur saisissant la main, les emmena d’un pas prudent parmi les cailloux et les détritus abandonnés par les gargotiers jusqu’au bord de la haute berge.

« Voilà, dit-elle en respirant péniblement, c’est bientôt, on est arrivé à temps. »

Si Awa se réfugiait dans la sécurité affective de Fatou, Kouadio ne parvenait pas encore à accepter le départ soudain de leur père, gardant l’espoir très vif qu’il réapparaîtrait pour l’emmener avec lui.

« Je veux papa, » parvint-il à prononcer malgré sa peine à refouler ses sanglots, « je veux partir maintenant, pas quand je serai grand. »

Un bruit d’explosion au loin, une vive lueur blanche dans l’aube grise et rose : une traînée de fumée dessina un arc de cercle dans le ciel. Ce fut tout, son père partait pour les étoiles sans lui.

Alors que tous trois gagnés par le froid s’en retournaient chez eux, Kouadio secoua la main de Fatou qui lui sourit courageusement.

« Tatie, je veux apprendre tout de suite pour les fusées et les étoiles. Et aller chercher papa. »

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Dounia Charaf
Je suis romancière et nouvelliste, bibliothécaire et animatrice d’émissions littéraires pour Nice fictions et la tribune des Vagabonds du rêve. Je puise mon inspiration dans l’histoire et les mythes de l’Afrique, surtout le Maroc où je suis née et où j’ai vécu des années et l’Afrique occidentale, plus particulièrement les périodes précoloniales, contemporaines et le futur imaginable. Pour ce qui est d’imaginer une Afrique future et un univers littéraire en Science-fiction, je me fais une projection chatoyante de l’Afrique du futur, bâtie sur les cultures actuelles de ses sociétés variées et sur le génie de ses peuples. https://fr.wikipedia.org/wiki/Dounia_Charaf site et publication de dounia charaf