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Chemins Ténébreux – Moustapha Mbacké Diop

Je fis le vide autour de moi et dans mon esprit, m’efforçant de rester aussi immobile qu’un cadavre, avant de plonger dans l’Invisible.

Ce n’était jamais aussi facile qu’il ne le paraissait de naviguer les eaux lugubres, en perpétuel mouvement, de la dimension des djinns. Il y régnait une chaleur inouïe ; des murs d’ombres mouvantes se serrèrent contre ma peau moite de sueur. Je m’aventurais, encore une fois, dans les boyaux de l’enfer : une expérience à laquelle je ne m’habituerai jamais.

L’Invisible était tout aussi trompeur et capricieux que les esprits qui l’habitaient. Dangereux, également, vu qu’il m’était plus difficile d’y échapper à leur attention.

J’étais, après tout, l’un des rares humains capables d’y pénétrer de mon plein gré.

— Alors, tu l’as trouvé ?

J’émergeai brutalement de la dimension infernale. Mes oreilles furent noyées de sang alors que je réintégrai violemment mon corps. Pris de nausée et d’irritation, je fusillai mon frère jumeau du regard.

— Combien de fois t’ai-je rappelé de ne pas me brusquer quand je dois y aller ? Tu viens de ruiner ma concentration !

— Ça commençait à durer, et tu avais l’air pâle…

Mansour me jeta un regard contrit, glissant ses locks argentées derrière son oreille. Autour de nous, la nuit était silencieuse, dénuée des bruissements et cris de créatures nocturnes. Sur le sol inégal poussaient de l’herbe enduite de poussière rouge, aussi légère qu’un duvet. Il était adossé contre la vieille Jeep à la peinture blanche et écaillée que nous partagions, m’observant. Sa mâchoire demeurait tendue, ses doigts à quelques centimètres de ma cuisse alors que j’étais assis en tailleur sur le capot de la voiture. Il s’était inquiété, surprotecteur comme à son habitude, et je détestais ça.

— Ecoute, je sais ce que je fais. Ne t’en fais pas pour moi. 

— C’est juste… Cette affaire n’est pas comme les autres. Ça me perturbe.

Un soupir lui glissa entre les lèvres. Son appréhension était partagée, même si je ne pouvais l’admettre. Nous étions à Bargny, ce soir-là, où des rapports d’enfants disparus nous étaient parvenus. Etrangement, ces enfants revenaient toujours après quelques jours d’absence, mais il y avait quelque chose qui clochait avec eux. Ils étaient noirs de saleté, sans aucun souvenir de leurs escapades. Des puits de terreur élargissaient leurs pupilles, vestiges d’un traumatisme inconnu. Certains en avaient perdu la parole, d’autres la raison.

— Les gens d’ici sont bien capables de gérer leurs problèmes d’ordre mystique, ajouta Mansour, faisant écho à mes pensées. Ce qui arrive à ces enfants est surnaturel, on le sait bien, mais avec leurs tuur, une possession par un djinn n’est pas au-delà de leurs compétences. Penses-y, Momar. Pourquoi être désespéré au point de nous contacter ?

Il se massa la nuque, ses yeux gris cherchant dans les miens des réponses que je ne possédais pas. 

— Peu importe la source de ces enlèvements, nous en viendrons à bout, répondis-je avec une assurance feinte. Ils n’ont pas appelé le meilleur sorcier du coin pour rien, n’est-ce pas ? Et tu ne te débrouilles pas mal en tant que garde du corps.

Me tirant la langue, Mansour se détourna de moi, et en un tourbillon de lumière blanche, se transforma en un lion à la crinière d’argent, presque aussi haut que la voiture. De jeune homme dans la vingtaine, svelte et au teint de nuit, ayant l’air d’avoir la vingtaine alors qu’il en faisait bien moins, il était devenu félin au pelage immaculé. Tout comme nos deux parents, Mansour avait le don de se métamorphoser en lion. Il avait, de par sa nature, rejoint la légion livrant combat aux djinns : ces esprits de feu, malveillants pour beaucoup, s’évertuaient à semer le mal et la terreur parmi les humains. Je n’étais pas métamorphe, non. J’étais le vilain canard, certains diraient-ils, mais j’étais au coude à coude avec ma famille dans ce combat.  

J’étais, comme ma mère aimait le dire, leur arme la plus formidable.

Le lion frotta sa tête dans le creux de mon genou, m’arrachant malgré moi un sourire. Sa queue fouetta mes orteils exposés alors qu’il grognait, faisant les cent pas autour moi et le regard alerte.

— Silence, maintenant, dis-je en refermant les yeux, m’efforçant de retourner à cet état de transe qui m’était familier. Je peinais toujours à frôler cette dimension, malgré toutes ces heures passées à m’entraîner, en complète méditation. Il était difficile de saisir ce fil de folie entre ses mains, de tirer afin de défaire le voile me séparant de l’Invisible. Il était tout aussi simple de se perdre dans cette folie, pour quiconque ne pouvant garder son sang-froid à la vue des monstres y sommeillant.

Chaleur et obscurité inondèrent mes sens. J’y étais, enfin. Je naviguais dans les eaux brûlantes à la recherche d’un coupable inconnu. Il ne me fallait pas tirer la queue du mauvais démon, et ce risque me rendait plus nerveux que je ne le laissais paraître.

Ce sont ces mêmes sentiments de nervosité, de malaise, que je concentrai et projetai à travers des doigts invisibles. Tel un sourcier, je les brassai à travers l’obscurité, et c’est à ce moment, enfin, que je trouvai ce que je cherchais.

En début de soirée, sans même avoir échangé un mot, mon frère et moi avions réalisé une chose. Nous étions face à un ennemi nouveau, différent des djinns que nous, ou nos parents, avions combattu. Mansour avait rendu visite aux enfants retrouvés, essayant de traquer l’odeur de ce qui les avait enlevés. Je les avais vus, aussi, mes doigts contre leurs corps fiévreux à la recherche d’une trace énergétique. Sans aucun succès.

Il était clair, cependant, que cet ennemi n’était pas censé marcher sous nos cieux. C’était un être déphasé, à la nature étrangère à ce que nous connaissions.

Ce fut cette faille, ce défaut dans la symétrie des choses, qui allait me permettre de le traquer.

Ou peut-être, susurra une voix mesquine dans ma tête, veut-il que tu le trouves…

J’émergeai de ma transe en haletant, tel un noyé hors de l’eau, et empoignai l’encolure du lion. Nous échangeâmes un regard—ses yeux d’argent scrutant mes yeux bruns. A travers ce lien qui nous unissait, deux fragments d’une même âme, je lui transmis la piste que j’avais repérée, et il me prêta de sa vélocité surhumaine.

Sa voix sombre coula dans mon esprit. Je l’ai.

Ainsi commença la traque.

La dernière fillette que nous avions vue, quelques jours auparavant, était celle qui m’avait le plus hanté. Elle devait avoir sept ans, et était aussi frêle qu’une brindille. Elle n’avait disparu qu’une seule nuit ; pourtant, une empreinte immonde collait à son aura. Ses yeux étaient d’un noir intense, trop grands pour son visage. Ténébreux. Après l’avoir retrouvée, errant dans une ruelle poussiéreuse et criblée de déchets, ses parents avaient remarqué avec effroi qu’elle s’était mise à dévorer des insectes. Cafards, sauterelles alertes, et même ces énormes mouches au corps bleuté qui volaient paresseusement aux heures chaudes, tous finissaient dans sa bouche affamée. La fillette en voulait toujours plus, victime d’un appétit sans fin. Lorsque j’avais passé mes mains à quelques millimètres de sa peau, cherchant la source de cette souillure, le sourire vide et si tordu qu’elle m’avait lancé m’avait refroidi jusqu’à la moelle. 

Je pensais ne plus jamais être aussi perturbé. Mais lorsque nous tombâmes sur l’esprit qui avait tant entaché les enfants de Bargny, le monde perdit tout son sens.

En réalité, il n’avait jamais été loin. Nous avions quitté le bosquet et avions traversé la route nationale, nous éloignant des habitations ensommeillées et en cavalant le long de la route de Yenne. La piste nous menait non loin de la nouvelle centrale électrique, dont les limites et les rebuts se rapprochaient dangereusement d’une autre partie habitée de la ville. Nous courions en silence, tout en évitant les phares scrutateurs des quelques camions qui roulaient à cette heure.

L’esprit, lui, n’avait pas pris la peine de se cacher. Je peinais déjà à reprendre mon souffle, épuisé par cette course folle sur les talons d’un métamorphe, mais je fis de mon mieux pour m’approcher en silence de la silhouette sombre. 

De lourds nuages, d’un gris sale, avaient obstrué les rayons lunaires. Il se tenait près d’un petit canal, où coulait une eau noire et épaisse. Je dus plisser des yeux pour discerner ses contours, sans y parvenir. Se rajoutant à mon essoufflement, ce sentiment de malaise me submergea. Ma vue, et même mes autres sens, me trahirent au point où je me cramponnai à l’épaule de mon frère jumeau pour retrouver un semblant d’équilibre. Lui s’était arrêté en même temps que moi, mais avait déjà perdu la fine piste que nous avions suivie.

Des relents d’eau ancienne et de déchets âcres me fouettèrent les narines. L’odeur empira alors que l’esprit parut venir à notre rencontre, même si j’aurais pu jurer qu’il n’avait pas bougé d’un cheveu. Mansour, ne parvenant plus à contrôler son inconfort, éternua et secoua sa crinière. Je dus même effleurer d’un doigt l’Invisible, tentant de mieux voir notre ennemi.

Et je le vis.

Ses yeux m’ôtèrent mon sens du soi. Ils avaient la forme de ceux d’un bouc, mais ses pupilles étaient plus longues que larges, totalement noires. Ils étaient creusés dans un visage oblong, presque humain, aux lèvres fines et dénuées d’expression. Son corps était celui d’un lion…

Je secouai la tête, l’odeur me collant à la gorge et me piquant les yeux. Non, son corps était la caricature de celui d’un lion, démesuré, avec des articulations tortueuses et une peau glabre en lieu de crinière.

Mansour tituba sur ses larges pattes. Je faillis ne plus voir l’esprit, même s’il n’avait jamais disparu. Son pelage dégoulinait de cette eau noire et pestilentielle. Ses yeux, cependant, étaient rivés sur moi, dégoulinant de faim et d’autres sentiments si étranges. Un regard identique à celui de la petite dévoreuse d’insectes, réalisai-je.

Les mots m’avaient quitté. Je me retrouvais nez-à-nez avec une créature de cauchemar. Ni entièrement djinn, ni humaine.

Elle était autre.

Je ne vois rien.

La voix de Mansour ne perça pas la brume drapant mon esprit. Au contraire, c’était comme si je l’entendais de très loin, mais son malaise faisait écho au mien. Allons chercher autre part. Cet endroit n’est pas fait pour nous…

Je serrai son épaule encore plus fort. Si j’avais eu des griffes comme les siennes, elles auraient transpercé sa peau et l’auraient ancré comme je l’aurais voulu. Car dès qu’il eût un aperçu de ce que je voyais, Mansour se tint prêt à bondir.

Non !

Sous le choc de l’urgence imprégnant mes mots, Mansour reprit forme humaine. Une tunique blanche avait remplacé son pelage, lui effleurant les chevilles. Mes doigts autour de son coude, je pointai le menton vers l’esprit avant de répondre à sa question silencieuse.

— Regarde le sol autour de lui.

L’esprit se tenait sur ce qui avait été un lit de mauvaises herbes, si robustes qu’elles avaient percé, non sans peine, un sol si pollué. Ce qui était auparavant vert et têtu avait flétri ; les feuilles avaient comme fondu en ce liquide sombre et épais qui commençait à m’effrayer. Mansour frissonna de dégoût, sans doute parvenu aux mêmes conclusions que les miennes.

— Son être entier est poison, souffla Mansour. L’esprit continuait de m’observer, une joie malsaine émanant de son aura. Au lieu de plonger dans l’offensive, il avait préféré attendre une brusque attaque. Il était plus tangible, à présent. Je sentais qu’il aurait voulu que mon frère plante ses crocs dans sa chair, si chair il y avait, et il aurait été ravi d’avoir vaincu un métamorphe sans lever le petit doigt. Le poison aurait dévoré Mansour de l’intérieur.

— Je ne peux pas le combattre, comme avec n’importe quel autre djinn. Mais tu ne peux pas le toucher non plus, ajouta-t-il, faisant référence à mes dons.

Un mélange de frustration et de peur inavouée me serrait la gorge. Aucun entraînement ne nous avait préparé à une telle situation, à cet ennemi qui corrompait l’air, la matière autour de lui. Mansour était un combattant hors pair, et en dehors des sorts banals que je pouvais tisser, mon talent le plus précieux était celui de Réceptacle : en touchant n’importe quelle créature magique, je pouvais absorber ses dons et les rendre miens, ne serait-ce que pour un moment.

Cet esprit, cependant, m’observait dans une expectative fiévreuse, attendant que je le touche, ou que je lance une attaque dans sa direction. Nous savions tous qu’un contact avec son aura me serait fatal.

Je frémis, alors que la créature se rapprochait encore plus de nous. En une bravade stupide, Mansour tenta de se placer entre elle et moi, mais je l’écartai. Je la laissai s’approcher, son semblant de museau frôlant presque le mien alors qu’elle se mettait sur ses pattes arrières. D’aussi près, sa pestilence m’arracha des larmes.

Mon frère essaya de m’éloigner de la créature, aussi terrifié que je l’étais. Je ne laissai pas ma peur, ni ces relents de mort et de corruption, me distraire. Il me fallait regarder le mal en face, m’imprégner de sa puanteur et de son faciès obscène, afin d’en comprendre la nature.

Cette chose ne devrait pas exister, pensai-je, même si je m’adressai en réalité à mon jumeau.

Dans mon esprit défila le paysage que nous avions parcouru pendant notre course folle à travers Bargny. La ville avait autrefois été belle, nourrie et purifiée par la brise, les populations vivant en équilibre avec la nature et ses créatures. Il avait suffi de quelques années, après que différentes usines se soient installées ou aient excédé leurs limites, pour que l’équilibre vole en éclats.

Les nuages de fumée âcre se superposaient aux astres célestes, la pollution rampante qui noircissait la verdure et les eaux, qui avaient sans doute décimé animaux et végétaux. Ces miasmes, qui chassaient les habitants de leurs havres ancestraux, les poussant à reculer et à céder du terrain à l’industrie alors même qu’elle ôtait le poisson et la joie de leur bouche.

Cet esprit en était le fruit. Il avait peut-être été humain, animal ou djinn à l’origine, je n’en savais rien. Mais ces relents de colère, de domination de l’industrie sur ce qui avait été pur, en avaient entaché la nature. Cette même soif de corruption avait probablement conduit l’esprit à souiller les enfants de Bargny. Il ne se contentait plus de cette existence imméritée—il lui fallait répandre le mal.

Et nous devions y mettre un terme.

Prête-moi ta force, mon frère, dis-je sans un mot, ne déviant pas mon regard de la chose qui avait commencé à s’agiter.

Mansour ne réfléchit pas. Il glissa sa main dans la mienne, la serrant avec toute la confiance qu’il pouvait y imprégner. J’avais toujours été téméraire, certes, mais sentir que mon autre moitié était présente à mes côtés, me livrait aveuglément son être entier, fut la seule chose qui me permit de laisser cours à mon idée la plus folle.

Je puisai dans notre lien commun, et l’énergie immaculée me répondit avec ardeur. Nous fûmes tous les deux noyés par un halo si vif qu’il fit reculer l’esprit de plusieurs mètres—ce qui l’enragea.

Avec un cri aussi strident que de l’acier contre le verre, la chose se jeta sur nous, tous jeux abandonnés.

Nous avions beau être issus de parents métamorphes, notre arrière-grand-mère paternelle avait été djinn. Une créature cruelle, selon nos parents, dont les seules préoccupations avaient été sa soif de pouvoir et ses ruses. La Noire aurait même défié la mort pour nuire à sa descendance, et la moindre mention de son nom assombrissait les yeux de mon père.

Ce soir-là, je sondai ma propre aura à la recherche de son héritage de sang. Je creusai de manière effrénée, m’imaginant les ailes noires et le regard écarlate de mon ancêtre, alors que les remugles imprégnant le pelage de la créature perçaient les rayons lumineux.

Une lanière de feu sans fumée m’effleura les doigts, brûlante et fine contre ma peau. C’était peu, mais je m’en saisis comme si ma vie en dépendait, et donnai vie à la magie.

Des dizaines de doubles—reflets identiques de mon frère et moi—apparurent sur toute la surface de la clairière. La température monta, alors que les doubles se jetaient sur la créature rugissante.

— Des illusions, siffla mon frère, son regard brillant d’admiration.

Les djinns en étaient maîtres. Nos doubles, si tangibles qu’ils en semblaient presque réels, allaient me servir de chair à canon, distrayant suffisamment la créature afin que je puisse exécuter mon plan réel.

— J’ai encore besoin de toi, chuchotai-je, déjà à bout de souffle. Entre autres risques, je faisais face à la possibilité de perdre toute mon énergie. Les doubles se faisaient de moins en moins nombreux, brûlés par le contact corrosif de la créature.

Mansour hocha la tête et ferma les yeux. Je fis de même, et je fis cette fois-ci appel à la terre.

Les os ayant sommeillé sous son enveloppe depuis des siècles tendirent l’oreille. J’effleurai les racines des arbres qui suffoquaient sous les déchets et l’eau noire. La terre était blessée, dans cet endroit encore plus que d’autres, et il me fallait donner voix à cette douleur. Alors même que l’esprit décimait les doubles nous séparant de lui, je brandis branches, eaux souterraines et couronnes d’épines en un étau contre lui.

Les éléments jaillirent du sol avec ferveur et s’agglutinèrent autour de l’esprit. Ils étaient un rappel : qu’il était une aberration, que la nature se fraierait toujours un chemin à travers la corruption. J’y croyais avec chaque fibre de mon être, et peu importait ce que cette chose me lancerait à la figure, ma conviction ne flancherait pas.

Lorsque c’en fut trop, l’esprit essaya de fuir à travers l’Invisible—ce que j’avais secrètement espéré. Vacillant sur mes jambes, je déversai encore plus d’énergie dans mon emprise sur les éléments, car lorsque les lanières végétales le suivirent, les djinns s’éveillèrent également.

C’étaient des êtres de petite taille, affiliés aux vestiges de tamarin, de jujube et de nebedaye que j’avais libérés du sol. Autrefois, lorsque les savoirs ancestraux brûlaient toujours dans le cœur des hommes, c’était à ces djinns de la nature que les guérisseurs faisaient des éloges, sollicitant humblement leur autorisation avant de prélever racine, feuille ou fleur de l’arbre à des fins médicinales. Leurs oreilles pointues frétillaient à présent, encadrant des visages déformés par la rage. Ils jaillirent des coins et recoins de l’Invisible, leurs yeux rouges étincelants à la vue de la chose qui ne devait pas exister.

Je ne fis que maintenir les attaches de verdure en place, extatique devant ses cris de bête égorgée. La créature fut impuissante face à leurs crocs assoiffés—elle était l’incarnation de tout ce qui les avaient tués à petit feu, souillant la terre qui leur avait donné naissance. Par centaines, les djinns la déchiquetèrent, parce qu’elle avait pénétré dans leur monde où elle n’avait plus aucun pouvoir. Ils étaient l’armée de cette nature qu’elle avait opprimée, et je faillis me perdre dans leur multitude, leur colère. Devant tant de furie, le poison auparavant redoutable de la créature devint insignifiant. Elle fut réduite en une mare de boue fétide qui ne remua plus.

Par leur biais, ce fut la Nature elle-même qui défit ce qui n’aurait jamais dû être fait. 

— Momar ?

J’ouvris les yeux et le regrettai aussitôt. Une migraine imprégnait mes tempes, comme si un sabar se déchaînait sous ma voûte crânienne, et du sang avait coagulé sous mes narines. Mansour fut si soulagé de me voir éveillé qu’il me donna, bien entendu, un coup de poing solide sur l’épaule.

— Je pensais t’avoir perdu, vieux fou.

Je souris à travers la douleur. Il m’avait allongé contre la roue de la voiture, que nous avions étonnamment regagnée—il avait dû courir en me transportant entre ses bras. Les premières lueurs de l’aube poignaient à l’horizon ; un vent glacial me cinglait le visage tout en me redonnant un peu de vigueur.

— On en a fini avec… la chose ? croassai-je alors qu’il me tendait une tasse d’eau et un comprimé blanc qu’il avait tiré de l’intérieur de la Jeep.

Il hocha la tête, me scrutant d’un regard pensif.

— J’ai eu vraiment peur, cette fois-ci. Tu n’étais pas totalement dans l’Invisible, mais c’était comme si tu étais présent et lointain à la fois.

— Comment as-tu su, alors ?

— Je l’ai entendue crier, répondit-il en frémissant. Parce que tu utilisais une partie de mon énergie, j’ai peut-être eu un aperçu de ce que tu sentais.

Je hochai la tête à mon tour, et fus aussi surpris que lui lorsque j’étendis un bras pour le passer autour de ses épaules. J’avais besoin de le sentir vivant, et je dus admettre que j’avais eu plus peur pour sa sécurité que pour la mienne. Nous restâmes un long moment silencieux, autant en parole qu’en esprit. A une telle distance, elle était invisible à nos yeux, mais nous étions conscients de la présence accablante de l’usine : un tel monstre, qui vomissait tant de poison, ne devait pas exister en ces lieux.

Les habitants de Bargny allaient devoir soigner leurs enfants perdus par leurs propres moyens—nous ne pouvions plus rien y faire. Ils étaient néanmoins robustes, tout comme leurs terres, et je savais qu’ils allaient bien se défendre. 

Mais cet endroit continuerait de souffrir, tant que l’industrie sera une passerelle à la cupidité des hommes. J’étais toujours inquiet pour la fillette aux yeux noirs : ne deviendrait-elle pas autre, à l’image de ce que nous venions de combattre ? A présent que la faille avait été ouverte, nous allions devoir garder un œil sur eux, sur le plan visible et invisible. 

Je chassai l’air de mes poumons et fermai les yeux. Un léger sourire étira mes lèvres—nous avions remporté une bataille, ce qui nous attendait n’était plus intimidant.

Avec Mansour à mes côtés, j’étais prêt à affronter tout ce qui allait ramper hors de la boue noire.

Fin

Moustapha Mbacke Diop Biography.
French :
Moustapha Mbacké Diop est un auteur sénégalais, étudiant en cinquième année de médecine et passionné de lectures spéculatives à ses heures perdues. Ses œuvres sont ancrées dans les cultures et mythes africains, publiées en français ainsi qu’en anglais. Il est l’auteur de la trilogie Teranga Chronicles et de la nouvelle A Curse At Midnight, publiée dans le magazine britannique Mythaxis.
English :
Moustapha Mbacké Diop is a Senegalese author living in Dakar. He is in his fourth year of medical school, and when he’s not stressing about finals or hospital rounds, he reads and writes mainly fantasy. Obsessed with mythology and African folklore, he has published an urban fantasy trilogy written in French, named Teranga Chronicles, and his short story, A curse at Midnight, was published in the British magazine Mythaxis.
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