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L’assemblée des démons de poètes – Moussa Ould Ebnou

La foire d’Oukadh était l’occasion de grandes joutes d’honneur, véritables potlatchs permettant parfois l’ascension des individualités. L’honneur revenait à qui égorgeait le plus grand nombre de victimes. Ce soir-là, les invités commençaient à converger vers les tentes dressées, quand un vent violent chargé de poussière se leva, arrachant les tentes, renversant les jattes et les marmites, balayant les feux. Labid était venu honorer l’invitation de son cousin. L’hôte, la bouche chargée de sable, proférait les pires insultes à l’adresse du vent. Il avait sacrifié un très grand nombre de chameaux pour gagner sa joute d’honneur et assurer son ascension dans la tribu. Quand le vent arracha la tente sous laquelle il s’abritait, Labid courut vers la tente de son oncle et la trouva sur la tête de ses occupants. Il rampa pour se réfugier avec eux. Dans le noir, sous la tente à même le sol, les femmes criaient, invoquaient Jihar, al-Lâte et toutes leurs divinités pour faire baisser le vent. Les hommes maugréaient entre les dents.

            Le nom de Jihar rappela à Labid l’oracle et à sa sentence lui interdisant de présenter sa poésie devant le Juge. Maintenant et après avoir assisté à plusieurs auditions de Nabigha, il pensait qu’il aurait bien pu présenter sa poésie : « Quand il critique, il le fait toujours sans offenser et argumente son point de vue jusqu’à convaincre le postulant. Des poètes beaucoup plus jeunes que moi se sont présentés. J’ai entendu bien des poèmes qui ne peuvent soutenir la comparaison avec ma poésie… Mais je me conformerai à la sentence, je ne vais quand même pas me présenter contre la volonté des dieux !» Il se rappela qu’il avait oublié d’entraver sa chamelle. « Elle doit maintenant errer dans la tempête, peut-être même s’est-elle déjà considérablement éloignée…Si elle n’a pas baraqué au milieu des chameaux entravés… »

            Quand le vent baissa il sortit voir les chameaux, et ne trouvant pas sa chamelle, partit à sa recherche. Un quartier de lune, jauni par la poussière, restait encore suspendu à l’horizon. Labid marchait rapidement, regardant dans toutes les directions. Il traversa l’oued, inspectant rapidement la palmeraie. Jetant un coup d’œil derrière lui, il vit au loin les premiers feux qui se rallumaient après la tempête ; de faibles échos venaient des camps, cassés par le vent. Ce coup d’œil vers l’arrière le fit trébucher sur un obstacle, il manqua de tomber et la courroie de sa chaussure droite rompit. Il se baissa pour mesurer les dégâts. Il avait la tête au niveau des genoux, les yeux rivés sur la courroie de sa chaussure, quand il sentit une présence ; il leva doucement son regard, le portant devant lui, sans relever la tête, et vit deux sabots en sandales découvertes, avec des oreilles d’âne à la place des courroies, et deux jambes filiformes sur lesquelles pendaient des lambeaux de haillons ! Il resta figé un moment, puis surmontant son effroi, il se redressa, sautant vers l’arrière, se situant dans une perspective qui lui permettait d’embrasser toute la silhouette devant lui. Il put distinguer à la clarté de la lune les traits d’un visage d’adolescent sans nez. Ses grands yeux étaient surmontés d’un front étroit ; les oreilles pointues se dressaient de part et d’autre d’un crâne rasé sur les côtés, surmonté d’un toupet tombant vers l’arrière en forme de crinière de cheval. Il avait autour du cou une corde de cheveux noirs et était bardé de vieux os et de crottes de lapin, suspendus à son corps, comme des amulettes. Labid sauta promptement sur le monstre, le prenant par le cou. Le djinn étranglé se mit à crier, tirant une langue fourchue démesurée :

            « Malheur à toi Labid, lâche-moi ! Tu vas tuer ton démon ! »

            Entendant ces paroles, Labid lâcha prise et se détacha du djinn.

            « Mon démon ! Tu tombes à pic ! Tu n’as pas été à la hauteur, l’oracle m’a formellement interdit de me présenter. Je ne suis pas satisfait de ta poésie ; je crois d’ailleurs que je vais changer de démon !… »

            « Fais ce que tu veux ! Si tu ne veux plus de moi, les démons sont nombreux. Si tu veux changer de démon, c’est maintenant l’occasion. Les démons inspirateurs de poètes sont en club chaque soir sous la tente de Satan, près des autels, pendant toute la durée de la foire. Ce soir ils se sont donné rendez-vous pour juger Hadhar … »

            « Hadhar ? »

            « Oui, Hadhar, le démon inspirateur de Nabigha. »

            « Et que lui reprochent donc les autres démons ? »

            « Satan l’accuse d’avoir trahi la cause des démons inspirateurs de poètes. »

            « Je meurs d’envie d’assister à ce procès. Peux-tu m’y conduire ?… Mais diable ! J’ai failli oublier ma chamelle, je l’ai laissée errer dans la tempête, sais-tu où je peux la retrouver ? »

            « Ta chamelle au dos perclus, à la bosse pendante et rompue aux voyages…? »

            « Alors tu l’as vue ? Où est-elle ? »

            « Elle s’est transformée en ânesse sauvage aux pis gorgés de lait, saillie par un étalon jaloux… »

            « C’est en onagre qu’il me faudra à mon tour me transformer, si je veux pouvoir la rattraper ! »

            « Et il te faudra pour cela rivaliser avec son étalon jaloux et endurer ses coups de dents… mais ne prends donc pas cette mine désespérée ! Peut-être s’est-elle changée tout simplement en une antilope au nez camus… »

            « Ma chamelle qui se transforme en ânesse sauvage puis en antilope ! Serais-tu devenu fou mon démon ?! » 

            « Ta chamelle ne s’est pas transformée, mais tu la décriras par ces images fortes qui donneront puissance émotive et réalité à ton poème. »

            « Je peux donc encore la retrouver ? »

            « Je connais un échanson qui peut t’aider à la retrouver. Mais pour cela il te faudra consacrer beaucoup de nuits pleines de douceur que tu passeras en divertissements délicieux et en causeries avec des compagnons d’ivresse… Mais l’échanson qui te renseignera viendra peut-être ce soir au club de Satan… »

            « Allons donc voir ! »

Le démon siffla entre ses doigts et un tourbillon se leva, l’emportant avec son poète.

#

Ils se retrouvèrent devant la tente de Satan. Un feu d’enfer était allumé, éclairant les diables rassemblés tout autour, dans l’immense tente en poils noirs. Satan en personne présidait l’assemblée. Il se démenait furieusement et attisait le feu avec sa longue fourche. Une chaleur de tous les diables régnait sous la tente. Des vieillards se vautraient sur les flancs d’une belle blonde, qui les faisait boire dans de lourdes coupes en or. Le vin s’égouttait des barbes blanches. Parfois ils s’aspergeaient les uns les autres et se mettaient à danser. Ils portaient des habits teints et des colliers garnis de pierres et de perles.

            « Qui sont les deux diables qui se tiennent aux côtés de Satan ? » Chuchota Labid à l’oreille pointue de son démon.

            « Celui qui est à sa gauche c’est Hawbar, le maître des démons des bons poètes, et l’autre à sa droite, c’est Hawjal, le maître des démons des mauvais poètes. »

            « Et où se trouve le démon de Nabigha ? »

            « C’est le diable là-bas, monté sur son hérisson. »

            « Il aurait quand même pu choisir une autre monture ! »

            Satan avait brandi sa fourche et s’adressait aux diables :

            « Ô mes fils qui portez ma tentation aux humains par la langue des poètes, sachez que Hadhar a trahi ma cause et déshonoré tous les démons inspirateurs de poètes : au lieu d’apprendre à son poète la débauche et lui faire chanter le vin et les femmes, il lui inspire une poésie chaste et pudique. Il en a même fait une sorte de sage qui s’interdit le vin, le jeu de hasard et la divination. En somme, un seigneur respectable, qui plus est s’arroge le droit de juger les autres poètes !… »

            « C’est cela le plus grave ! » Dit Hawbar, en lançant au démon de Nabigha un regard diabolique. « Si nous laissons Hadhar poursuivre son inspiration, les critères de la bonne poésie seront vidés de leur sens, le souci poétique essentiel sera celui de l’art pour l’art et de la perfection dans l’expression. Et Nabigha, devenu juge des autres poètes, ceux-ci le prendront pour modèle ! » 

            « Et toi, Hawjal » dit Satan, en aiguillonnant le maître des démons des mauvais poètes du bout de sa fourche, « qu’en penses-tu ? »

Art by Sunny Efemena

            « Je pense que ce traître de Hadhar cherche tout simplement à me ruiner ! Il veut m’exclure moi et mes démons de la poésie, comme, sauf votre respect, votre altesse diabolissime a été exilée du paradis ! Car quel poète maudit nous écoutera après le triomphe de ce souci poétique de l’art pour l’art et de la perfection dans l’expression ?! »

            Satan pointa sa fourche sur le démon de Nabigha.

            « Parle Hadhar ! Qu’as-tu à répondre ? »

            Hadhar poussa en avant son hérisson et s’approcha du feu. Il se mit debout sur sa selle en s’appuyant sur son arc sans corde :

            « Je jure par l’Enfer que je n’ai pas trahi ! J’ai tout fait pour m’acquitter convenablement de ma mission satanique. J’ai essayé d’inspirer à Nabigha des poèmes plus bachiques que ceux de Lavidh ibn Lahidh… »

            « Comment oses-tu te comparer au démon inspirateur d’Imrou al-Qaïss, alors que la poésie de Nabigha n’est que pudeur et sagesse ?! »

            « J’ai inspiré à Nabigha des poèmes bien plus effrontés que ceux d’Imrou al-Qaïss, mais il les a toujours rejetés et n’a jamais voulu en prononcer un seul vers… »

            « Cite-nous donc un seul exemple de ces poèmes ! »

            « Je vais vous citer La dénudée. J’ai tout fait pour inspirer ce poème à Nabigha, mais il l’a toujours refusé. Je crois que je vais être obligé de l’inspirer aux rhapsodes, en leur faisant croire que c’est un poème de Nabigha… »

            « Présente-le donc ! Peut-être t’évitera-t-il d’être radié du corps des démons inspirateurs de poètes ! »

            Alors Hadhar tendit son arc vers l’assemblée et se mit à déclamer :

« Partir aujourd’hui ou demain, pressé, avec ou sans la provision de l’adieu de l’aimée…

            Pendant que Hadhar déclamait son poème, debout sur la selle de son hérisson, maniant son arc de façon expressive, les autres démons se démenaient, criaient, huaient, tiraient des langues démesurées et fourchues, applaudissaient, sifflaient et sautaient par-dessus le feu. Satan les aiguillonnait du bout de sa fourche.

            « Ils n’ont pas l’air d’apprécier ! » Dit Labid en approchant son visage de la face sans nez de son démon.

            Debout en équilibre sur le dos de son hérisson de plus en plus excité, Hadhar ne se laissait pas désarçonner et continuait à déclamer son poème.

… Le ventre doux a des plis fins et les seins dressés gonflent la poitrine ;

Les fesses fermes sont remplies et la peau fraîche éclatante et fine ;

Elle s’est levée, se montrant entre les deux pans d’un habit de mousseline, comme le soleil à son lever un jour d’Asaad ;

Ou comme une perle magnifique à l’éclat irisé, devant laquelle le plongeur reste en adoration ;

Si les bouquetins pouvaient entendre ses paroles, ils auraient accouru dévalant les sourds rochers ;

Sa chevelure abondante est gonflée, comme des treilles soutenues par leurs berceaux ;

Si tu caresses tu sens une masse large et compacte, bien dégagée et surélevée ;

Si tu pénètres tu atteins un objectif teint au safran, remontant au toucher ;

Et si tu te retires, tu te retires d’un endroit étroit et sans trop d’humidité, à la manière d’un puissant puisatier tirant son cordage solide ;

Tu vas, tu viens. Quand tu viens tu ne veux plus t’en aller et quand tu vas tu veux encore revenir ;

Et quand elle te tient, ses muscles te pressent, comme si un vieil homme édenté te mordait ;

Sa chaleur manque de t’arracher la peau avec des souffles de feux d’enfer ! »

            Satan exultait, transporté de joie, il râlait, braillait, martelant le feu de ses poings fermés… Mais la pléthore engendrée par le poème de Hadhar fut brusquement interrompue par un intrus insolite : un diable, debout sur son renard, se précipita sous la tente au pas de course en criant. Il avait coupé le nez de sa monture et sa selle était de travers, preuves qu’un grand malheur venait de se produire.

            « Ô Maître des ténèbres ! Un grand malheur est arrivé ! Des djinns ont écouté le prophète Mouhammed réciter le Coran et sont entrés dans l’Islam ! »

            « Enfer et Damnation ! Il ne manquait plus que ça ! Le Bien ose maintenant me défier sur mon propre territoire ! » Satan se tordait en s’arrachant les cheveux… « Mes Djinns. Mes propres Djinns. Tous mes efforts, toute cette poésie, et tout ça… pour rien ! »

            Les yeux de Satan s’illuminèrent soudainement. Hadhar pris feu sous le regard horrifié de Labid qui, paralysé, regarda les flammes l’approcher, consumant toute l’audience, avant de fondre sur lui, sans un cri…

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Labid se réveilla en sursaut, brûlé par le soleil. Sa tête était lourde et lui faisait terriblement mal, ses oreilles bourdonnaient. Des images floues d’un rêve étrange se bousculaient encore dans sa tête… Les vierges de Jihar dansaient en tournant autour de l’idole. Elles soulevaient la poussière dans une danse vive, rythmée par la mesure des mains et des talons. L’écho lancinant du tintement de leurs bracelets de cheville était renvoyé par la montagne et se répercutait dans la vallée. Les bracelets renvoyaient des reflets éblouissants du soleil, chaque fois que se soulevaient les traînes des longs manteaux. Il regarda autour de lui et réalisa qu’il avait dormi près des autels. Il vit sa chamelle entravée qui broutait un acacia près du temple.

            Il lui faudra composer…

Moussa Ould Ebnou est professeur de philosophie à l’Université de Nouakchott en Mauritanie. Il est propriétaire de la maison d’édition DIWAN, dédiée à l’édition de science-fiction saharienne. Son premier roman, L’AMOUR IMPOSSIBLE, la version française d’al-Houb al-Moustahil, a été publié à Paris en 1990 ; L’éditeur l’avait présenté à l’époque comme un roman de science-fiction africain. Par la suite, il a écrit plusieurs romans, dont il a auto traduit plusieurs en arabe et un recueil de nouvelles en français, traduit en anglais. Salma Khadra al-Jayyousi a décrit son roman Madinatou al-Riah (version anglaise, BARZAKH : The Land of In-Betweenin) dans son livre ARABIC FICTION comme le seul roman arabe traitant du sujet de la technologie.
Nasrin Qader, professeur à Northwestern University, a écrit dans son étude : Fictional Testimonies or Testimonial Fictions : Moussa Ould Ebnou’s “Barzakh”. Research in African Literatures, Indiana University Press, Vol. 33, n° 3 (automne 2002), pp. 14-31 : « Le romancier mauritanien Moussa Ould Ebnou est l’un des écrivains les plus novateurs de la littérature africaine actuelle. Il est l’auteur de nombreux romans en doubles versions, française et arabe, dans lesquels il mêle magistralement science-fiction et mystique, histoire et mythe, vérité et fiction, philosophie et littérature. »
 
Site Web: https://moussaebnou.net/
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