Le pacte du fleuve Par Moustapha Mbacké Diop

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Moustapha Mbacké Diop
Moustapha Mbacké Diop est un auteur sénégalais, étudiant en cinquième année de médecine et passionné de lectures spéculatives à ses heures perdues. Ses œuvres sont ancrées dans les cultures et mythes africains, publiées en français ainsi qu'en anglais. Il est l'auteur de la trilogie Teranga Chronicles et de la nouvelle A Curse At Midnight, publiée dans le magazine britannique Mythaxis. ----------------------- Moustapha Mbacké Diop is a Senegalese author living in Dakar. He is in his fourth year of medical school, and when he’s not stressing about finals or hospital rounds, he reads and writes mainly fantasy. Obsessed with mythology and African folklore, he has published an urban fantasy trilogy written in French, named Teranga Chronicles, and his short story, A curse at Midnight, was published in the British magazine Mythaxis.

Au commencement de la fin, nous étions quatre.

Ce fut à peine sorti de la case de l’homme que je mariai Xarjatu, une femme réservée et douce, avec un feu inexplicable brûlant dans ses yeux bruns. La chose avait été arrangée par nos parents, comme il était de coutume dans le village de Nufo. Xarjatu me donna un fils, Banda, qui apprenait encore à parler lorsque Nufo fut réduite en cendres.

Les démons avaient surgi des hautes herbes, à l’heure où le vieillard mâchait son tabac entre des dents éparses et le bambin rêvait de la bouillie du lendemain. Aussi silencieux que l’ombre de la mort, ils s’étaient glissés entre les palissades, tirant les villageois de leur sommeil et plantant des crocs vicieux dans leur poitrine. Personne ne sut jamais d’où ils venaient, ce qu’ils voulaient. Ils avaient le visage et l’intelligence du gorille et du vautour, des ailes difformes et inertes pendant de leurs avant-bras velus. Portant un fumet de chair brûlée et de grottes abandonnées, les créatures fondirent sur les humains telle une nuée de vicieuses sauterelles. Les cris des mères épouvantées résonnaient contre le silence d’enfants tétanisés. Seule une offense aux fétiches de bois – des offrandes insuffisantes ou négligées, une attaque inconsidérée envers un esprit de la nature – serait à la cause d’une telle ordalie. Emplis d’effroi, les habitants de Nufo périrent, l’un après l’autre, noyés dans leur propre sang.

Tout ceci me fut rapporté par mon jeune frère, alors que nous revenions d’une escapade nocturne à la recherche de l’oiseau préféré de mon fils, qui avait refusé de s’endormir tant qu’il n’en aurait pas entendu le chant. Tambedou s’était recroquevillé dans la malle ancestrale de mon père. Il y était resté inerte, sa culotte souillée d’urine alors que le massacre se poursuivait. Je l’écoutais en silence, sa respiration haletante comme si toujours en fuite de ces créatures. Il me décrit comment elles éradiquèrent notre famille, mon village. Les démons l’avaient oublié, lui. Je lui en voulus pour s’être épargné alors que le village mourait. Peu importait son âge, d’à peine quatorze pluies, je le haïs encore plus, lorsque des mots qui me glaçaient jusqu’au sang, jaillirent de sa bouche :

« Ces … ils reviendront. » dit-il « Nous devons partir. Ils reviendront pour moi. »

 Ses yeux étaient secs, les miens également. Je me perdis entre les décombres, mes jambes si raides qu’elles semblaient emplies d’eau glacée. J’évitai la case familiale, sachant que je n’y trouverais que regards d’outre-tombe, accusateurs. Des pupilles sans vie, tournées vers le ciel, me transperçaient. Des pagnes déchirés aux couleurs ocre et carmin, alors que Xarjatu utilisait le sien pour nettoyer le visage de mon frère.

« Personne ne sait. Il est possible qu’ils soient sur un chemin de … » dis-je, interrompu par Xarjatu.

« Je ne risquerai pas la vie de mon fils sur des spéculations. »

Sa voix était plate, son regard sinistre. Xarjatu serrait notre enfant contre sa jambe, comme si sa vie en dépendait. Elle se releva, tenant Banda en équilibre sur une hanche et agrippant le bras de mon petit frère. Ses sandales de cuir émettant un horrible bruit de succion alors qu’elle passait devant moi, n’attendant de chercher ni bagage ni provision.

« Allons, Seydu. Nous aurons tout le temps de les pleurer, s’il reste toujours un souffle dans notre poitrine. »

Elle baissa le menton, ses doigts tremblant autour de la tête de notre fils. D’autres auraient crié et perdu la raison. J’étais moi-même paralysé, mais la voyais, elle, Xarjatu. Ce fut la confidente de ma mère et de mes sœurs. La seule parmi les femmes chargée d’offrir à mon père la kola du début de soirée, à recevoir sa sagesse au craquement des noix entre ses dents. Xarjatu souffrait autant que moi, peut-être plus encore.

Elle ne le montra plus. Elle pressa une main contre mon cœur, les yeux rivés sur les miens.

« Seydu. »

Je hochai la tête, les restes de mon dîner me remontant brusquement à la gorge. Je courus derrière notre case et vidai le contenu de mon estomac, et à cet instant, les larmes vinrent. Il me fallut les ravaler, elles, pris en otage par un dégout et un chagrin aussi profonds qu’un puits.

Marchant à tâtons, je m’enfonçai à l’intérieur de la case. Dans l’obscurité, mes doigts se refermèrent contre le coutelas que je cachais derrière la malle à vêtements. Un canari empli d’eau de source balancé par-dessus mon épaule, je les rejoignis au-dehors.

Nous nous arrêtâmes un petit instant, cherchant dans les yeux d’autrui la force de quitter cet endroit qui nous avait vus naître, nous avait forgé. Je pris Tambedou en pitié, avec sa culotte déchirée et son visage livide. Le gris morbide de sa peau m’intriguait, mais face à une telle tragédie, la couleur nous avait tous quittés.

Ils attendirent mon hochement de tête, qui se voulait encourageant mais auquel je ne croyais pas moi-même.

Ce fut ainsi que notre périple commença.

Nous allions dans la direction opposée de celle d’où les démons étaient arrivés. Personne ne fit de bruit, pas même Banda qui somnolait contre la poitrine de sa mère. Mon cœur battait la chamade sous le boubou délavé, de multiples gri-gris pendant de mon cou. La nuit était noire, nos pas trop bruyants à travers les herbes. Xarjatu et moi échangeâmes un regard, elle à ma gauche et Tambedou à ma droite. L’inquiétude se lisait dans nos yeux : nous fuyions des prédateurs venus d’enfers inconnus, mais qu’en serait-il de la panthère et de l’hyène ? Des lionnes aux yeux d’or pour qui nous serions proie facile ? Nous marchions dans la savane, tantôt rocailleuse, tantôt herbeuse. De hauts kadds et acacias observaient notre cavalcade, leurs feuilles se balançant au rythme d’une brise légère.

Faux-semblants ou pas, nous étions sous le choc. Terrifiés à la racine par le tournant violent que notre existence venait de prendre. Il avait beau s’être caché, Tambedou porterait l’empreinte de ces râles d’agonie jusqu’à la fin de son existence, si seulement nous survivions à cette nuit.

Plusieurs heures s’écoulèrent dans la pénombre. La fatigue s’était emparée du moindre de nos muscles, la poussière avait chassée l’air de nos poumons. J’avais depuis un moment allégé Xarjatu du poids du petit, le portant sur mon dos tout en m’efforçant de rester alerte.

Nous y serions sous peu. Je ne savais pas où, mais nous y arriverions bientôt.

Il s’en faudrait de peu pour que les créatures se rendent compte de leur erreur. Si leur mission avait été d’éradiquer les gens de Nufo, elles réaliseraient la présence de survivants.

Ce ne furent pas elles qui nous attaquèrent, cependant.

Après une heure de marche supplémentaire, je jugeai que nous avions mis assez de distance entre Nufo et nous. Tambedou s’effondra presque lorsque je proposais de nous arrêter et d’attendre l’aube. Sous un jeune baobab, au feuillage encore vert et dont l’écorce ne s’était pas encore endurcie, j’étalai mon boubou pour nous asseoir et reposer nos jambes.

Un mince croissant de lune éclairait la savane. Je ne vis aucune paire d’yeux chatoyant entre les herbes : nous étions en sécurité.

« Où allons-nous ? » chuchota Xarjatu après un instant.

Mon regard se perdit dans le sable, une main chassant distraitement les insectes bourdonnant à mes oreilles. Un sifflement s’échappait de mes lèvres ; je n’en avais aucune idée.

Xarjatu, tout comme moi, n’avait jamais quitté Nufo auparavant, c’était la limite du monde que nous connaissions. Ses parents avaient été emportés par la maladie, peu de temps après la naissance de Banda. Elle ne s’était non plus arrêtée pour pleurer ses frères, tués en même temps que les miens. Ses yeux brûlaient d’une intense détermination, une main caressant le bambin somnolant entre ses genoux.

Par quel miracle arrivait-elle à se porter vers l’avenir? La peur était la seule chose qui m’avait poussé vers l’avant.

Me tournant vers elle, j’étais sur le point de lui répondre cela, que je n’en savais rien, que j’étais terrifié, lorsqu’un faciès cauchemardesque se dressa au-dessus de son épaule.

Mon propre frère, ma chair et mon sang, se tenait prêt à enfoncer des crocs jaunis dans son cou.

Je hurlai, écrasant mon poing en plein milieu de son visage. Le petit Banda s’éveilla en sursaut et se mit à pleurer.

Nous aurions dû le voir plus tôt. Tambedou se débattait contre le sol, des grognements rauques et de l’écume à la bouche. Sa peau était cireuse et brûlante. J’avais refusé de le reconnaître : sa démarche raide, le silence ayant suivi la délivrance de son message. Pour le bien de notre survie, j’avais ignoré mon instinct qui me criait que quelque chose n’allait pas.

Tambedou se cabra avec une force inhumaine, tentant de se dégager de sous mon poids. Des larmes coulèrent sous mes joues à la vue d’un cercle de plaies derrière sa nuque, une senteur de cadavre humide s’en échappant.

Les démons avaient profané le corps de Tambedou, lui avaient donné ces yeux jaunes derrière lesquels je sentais une intelligence collectiveet pernicieuse.

Ce n’était plus mon frère.

La créature qu’il était devenu écorcha ma poitrine dénudée.

Je gémis comme un enfant lorsque ma main se referma contre le manche du coutelas. Je poignardai le ventre de la créature. Encore et encore. Pas une seule goutte de sang ne coula, mais un liquide noir et putride tâcha mes doigts alors que la lueur jaune s’éteignait dans ses yeux.

Le petit corps à peine adulte se refroidit sous moi. Xarjatu m’en écarta et me serra contre elle.

Ma poitrine était vide, percluse de douleur. Au plus profond de moi, je savais n’avoir fait que protéger ma famille. Il ne restait plus une once de mon frère dans ce que je venais de détruire. C’était une carapace, parasitée par une étincelle de malignité, qui avait été la dernière pièce de l’énigme.

Je m’éloignai de Xarjatu et du petit, essuyant mon visage et mes mains souillées sur mon pantalon bouffant. Le fluide noir avait imprégné mes ongles, son odeur révulsante envahissant mes narines. De la bile, aussi âcre que ma culpabilité, me remonta dans la bouche.

J’aurais dû le comprendre plus tôt, si je n’avais pas laissé la peur me dominer. Les signes auraient dû être évidents. La voix grave de mon grand-père, celle de mes oncles et de mon père me revinrent à l’esprit alors que je me retournai vers la famille qu’il me restait.

Ce n’était qu’une légende, après tout. Remontant aux premiers jours de mon initiation, ces histoires narrées autour d’un feu aspiraient à enraciner un savoir imbu de crainte et de vénération dans nos cœurs.

« Je sais qui a envoyé les créatures. »

Xarjatu me suivit du regard alors que je ramassais mon boubou, le jetant par-dessus le corps sans vie. Je repris le coutelas et l’essuyai contre l’écorce du baobab.

« Dans la case de l’homme, on ne nous apprit pas uniquement les secrets de cette vie, mais également les forces agissant au-delà. On nous parla, lors d’une nuit sans lune, d’un être dont les dieux eux-mêmes avaient peur. Un esprit, qui tourmentait les hommes par le biais de chimères façonnées de ses propres doigts, qui se plaisait de la douleur et de la tragédie. »

Je pointai du doigt la dépouille de Tambedou, sans la regarder.

« On le surnommait le seigneur de la pierre silencieuse, des vents fiévreux et de la tromperie. Les gens de Nufo n’ont pas été massacré parce qu’ils négligeaient les fétiches, mais simplement parce que cet être l’avait décidé. Toi, moi, Banda, sommes tous part de son petit jeu. »

De mes doigts, je défis mes amulettes et les répartis entre Xarjatu et mon fils. Elle voulut refuser, mais je posai ma main au-dessus de la sienne, un sourire triste sur mes lèvres.

« Xarjatu, cet être nous observe depuis le début. Il voit au travers des yeux de ses sbires. Il sait où nous sommes, en ce moment-même. Il sait que nous sommes toujours en vie. »

Un souffle de vent chaud secoua les feuilles du baobab, et elles jaunirent avant de tomber comme pour prouver mes dires. Banda, qui s’était calmé après que Xarjatu ait masqué ses yeux d’une main, se remit à trembler.

« Quel est le nom de cet être ? »

Je ne pus lui répondre. Les noms avaient un poids, comme mes maîtres aimaient à le répéter entre les murs de la case de l’homme. Si jamais la langue s’enhardissait à jouer avec les noms des êtres de l’obscur, ceux-ci feraient vite de lui rappeler qu’ils n’étaient nullement égaux. Initié ou non, leur foudre s’abattrait sur l’impertinent.

Xarjatu suivit le cours de mes pensées, et hocha la tête. Ses doigts effleurèrent l’égratignure que j’avais presque oubliée, son large front se plissant à la peur qu’une infection ne s’en saisisse.

Mais elle sentit le danger imminent, elle aussi. Pour la seconde fois de la nuit, elle me devança d’un pas rapide, et je la suivis.

Les premières lueurs de l’aube s’esquissaient à l’horizon quand des gloussements se firent entendre sur nos talons. Notre marche devint course, et je coinçai la tête de Banda sous mon torse afin qu’il ne voie pas nos poursuivants. Le sable volait sous nos sandales, emporté par les rafales brûlantes qui avaient commencé à nous encercler. Le vent portait des effluves que je savais maintenant reconnaître ; des dizaines et dizaines d’ailes traînaient paresseusement au sol.

Les démons n’étaient nullement pressés. Baignée d’une maigre lueur bleutée, la savane assistait à cette partie de chasse. Malgré les prières que je murmurais entre les dents, nos fétiches demeuraient silencieux. Je haletais, m’efforçant de laisser Xarjatu me devancer au cas où je serais le premier à être harponné.

Un cri de désespoir lui échappa alors que le clair de lune se refléta sur une étendue d’eau.

C’était un fleuve. Ses eaux sinueuses étaient trop larges pour être traversées. Nous étions pris au piège.

Xarjatu s’arrêta, s’effondrant au sol et faisant face aux démons qui émergeaient des ombres. Mon souffle étranglé dans ma gorge, je fis de même.

Ils étaient tels que nous les avait décrits Tambedou. De la taille d’un homme, leurs yeux étaient étirés de part et d’autre d’une gueule aux lèvres lourdes et cartilagineuses. De puissants muscles roulaient sous leur corps velu, et ils s’étalaient en une vague tonitruante à une centaine de pas devant nous. Leurs poings noirs s’écrasaient contre leur poitrine alors qu’ils gloussaient et s’excitaient.

Cette musique infernale éteignit les dernières flammes d’espoir que j’avais essayé de nourrir, quand, comme pour les éteindre définitivement, leur maître, en un tourbillon, se matérialisa devant eux.

Le-Pacte-du-Fleuve-Moustapha-Mbacke-Diop-Sunny-Efemena.jpg
Art by Sunny Efemena

Il dominait le plus grand de ses sbires d’au moins trois têtes. Une couronne de plumes d’obsidienne entourait un masque de bois, étiré d’un bec distordu et recourbé. Le jaune de ses yeux brillait derrière les fentes du masque, et je sus, que malgré tout ce qui était arrivé cette nuit, je n’avais jamais réellement connu la peur.

Le reste de son corps recouvert de plumes couleur sable se mut, un millimètre après l’autre, dans notre direction. J’enlaçai ma femme et mon fils, les protégeant de mes bras alors que les démons se tenaient prêts, n’attendant que l’aval de leur maître pour bondir.

Nous ne nous étions échappés que parce qu’il le désirait. Pour prolonger le jeu, ne serait-ce qu’un moment, il nous avait laissé croire que nous pourrions fuir, recommencer dans un endroit nouveau…

Cela n’avait été qu’illusion. La partie était sur le point de s’achever, et l’identité du gagnant serait peinte à l’encre de nos veines.

Gelaw.

Xarjatu sursauta lorsque les eaux du fleuve derrière nous émirent un vrombissement. L’esprit lui-même inclina la tête, tel un rapace devant une curiosité, et nous suivîmes son regard.

Une femme avait surgi des eaux.

Elle était assise sur le dos d’un hippopotame à la peau d’ivoire. La terre vibra lorsque l’animal s’avança, lourd pas après l’autre, pour se mettre au-devant de nous. Des gouttes d’eau s’échappèrent de ses oreilles frémissantes et nous éclaboussèrent ; une fragrance d’algue et de lumière flotta à travers nos narines.

La femme était d’une beauté surnaturelle. Ses cheveux noirs ruisselaient sur sa poitrine nue, formant des boucles autour de son visage fin et parfait. De ses yeux rosés, aussi clairs que la chair d’une pintade, elle ne nous jeta pas le moindre regard.

 « Gelaw, » dit-elle, d’une voix grave, aux accents musicaux. « Ta présence sur mon territoire me surprend, et je n’aime pas être surprise. »

Un fin gloussement se fit entendre en-dessous du masque, qui graduellement s’érigea en un ricanement glaçant soufflé dans le vent. Des larmes silencieuses coulaient sur les joues de Xarjatu, et je posai ma main sur ses mains crispées.

L’esprit redressa la tête, s’avançant plus près pour confronter la femme du fleuve.

« Maneetu, ce n’était pas mon intention de te surprendre, je ne faisais que me … promener… Laisse-moi les humains et je m’en irai. »

La voix de Gelaw était telle une lame rouillée qu’on aurait grattée contre ma nuque. Croassante, comme étouffée, elle émanait des profondeurs du masque alors que je posais mon autre main contre l’oreille de mon fils. Si nous devions mourir, aujourd’hui, autant qu’il ne sache ni n’entende ce qui allait l’emporter.

La femme, qui n’était pas véritablement une femme, porta enfin ses yeux sur nous. Son regard me survola. Une perle de sueur me coula le long du dos. Ses yeux se figèrent sur Xarjatu et se firent intrigués. Maneetu l’observa ; son foulard froissé, cachant à peine des tresses défaites, les fines scarifications des deux côtés de ses pommettes.

« Que leur veux-tu ? » demanda-t-elle.

« Rien qui ne te concerne. »

De l’exaspération perça la voix étouffée. Je frissonnai – il était dangereux de provoquer la colère de Gelaw. Ses sbires se remirent à glousser, une faim insatiable de violence se lisant dans leur regard et leurs griffes tendues.

Mais Maneetu n’était pas l’une de ces pleutres divinités qui tournaient le dos aux affaires de Gelaw. Elle glissa du dos de son hippopotame, laissant l’animal piétiner le sol de sa large patte. Les eaux du fleuve frôlèrent nos chevilles, suivant Maneetu alors qu’elle allait à la rencontre de l’esprit, telle la pleine lune et le noir océan. Une étoffe aux teintes azurées entourait sa taille, et elle pointa un doigt anormalement long vers Xarjatu.

« C’est une mère. »

Xarjatu frémit. Je ne comprenais rien de ce qui se passait, sauf une chose.

Rien de bon ne découlerait d’un affrontement entre ces deux esprits.

« Tu ne m’intimides pas, Gelaw, » dit-elle, croisant les bras contre sa poitrine.

Je ne voyais pas son visage, mais la tension ayant imprégné ses épaules me fit savoir qu’elle ne se laisserait jamais faire. Sa voix se fit lente, dangereuse.

« Je suis Maneetu. L’esprit du fleuve D’Aobé, la femme aux sept sœurs. Tu vas quitter mon territoire, à la minute, et aucune de tes demandes ne sera exaucée. »

Il y eut une seconde de silence. Le vent se figea, comme offensé. Dans cette seconde, j’embrassai Xarjatu et notre enfant une dernière fois.

Le rugissement de Gelaw fut l’aval que ses démons attendaient. Les plumes recouvrant son corps gonflèrent, déployant des ailes translucides de chaque côté de ses flancs.

« Tuez-les ! »

Les démons chargèrent.

Maneetu leva les bras, et le fleuve répondit à son appel.

Une colonne d’eau nous aspergea jusqu’aux os, quittant le lit du fleuve et formant un mur aquatique ondulant autour de nous. Tels des crocodiles en chasse, les démons se frayèrent un passage à travers les eaux rebelles.

Xarjatu se leva, ignora ma main tendue pour la maintenir au sol. Je criai son nom alors que la cacophonie des démons battait autour de nous et que leur maître nous criblait de bourrasques de vent qui auraient déjà dû nous emporter.

Elle se positionna face à l’esprit qui avait décidé de nous protéger. Je courus auprès de ma femme, des instructions absurdes coulant déjà de ma bouche sous l’effet de la panique.

« La barrière ne tiendra pas longtemps, jeune fille du village de Nufo. Ma protection a un prix. »

L’esprit se retourna vers moi, ses lèvres bleues s’étirant en un mince sourire alors que son regard se portait sur notre enfant, serré contre mon torse. En cet instant, je crus perdre la raison. Nous étions au bord du gouffre : une fièvre obscène résonnant dans le beuglement des démons alors que le mur d’eau devenait de plus en plus fin.

Ce qu’elle désirait était un pacte. Ceux contre lesquels nous avions été avertis, encore et encore, dans l’obscurité de la case de l’homme.

Ne signe jamais un pacte avec les esprits qui ne sont pas ceux de tes ancêtres. Le prix à payer ne sera point celui que tu as accepté.

Un refus obstiné s’échappait de mes lèvres lorsque d’un regard, Xarjatu m’imposa le silence. Ces flammes qui depuis toujours brûlaient dans ses pupilles, plus ardentes qu’elles ne l’avaient jamais été.

Elle s’agenouilla devant l’esprit, alors même que les griffes des démons effleuraient notre côté de la barrière. De nouvelles larmes inondaient les joues de Xarjatu alors que sa voix se faisait grave.

« Maneetu, esprit du fleuve D’Aobé et femme aux sept sœurs, Banda n’est pas celui que tu convoites. »

Xarjatu prit les longs doigts de l’esprit entre ses mains tremblantes et les posa contre son ventre.

Ce fut comme une gifle. Des souvenirs des derniers mois défilèrent devant mes yeux : de retour de la chasse, je trouvais Xarjatu alitée sans qu’elle ne veuille m’en dire la raison. Mes tantes et mes sœurs m’observaient avec un sourire entendu, obstinées dans leur silence.

« C’est … une fille… » susurra l’esprit.

Les démons avaient presque anéanti la forteresse d’eau. Gewal volant au-dessus de nous, l’aube annonçait enfin ses couleurs.

« C’est une fille. » répéta Xarjatu. « Elle, ses filles et les filles de ses filles te rendront hommage. Elles te donneront sacrifice, et tu seras la seule présente dans leurs cœurs. Elles seront tiennes : là est ma promesse. »

L’esprit émit un petit rire. Elle avait cherché à nous tromper, en effet, mais les braises tournoyant dans les yeux de ma femme avaient dû l’atteindre, elle aussi.

Nous lui offrions ma fille à naître. Un sacrifice différent, certes, mais un sacrifice quand même.

Une calebasse emplie d’eau apparut entre ses mains. Elle nous en fit boire à tous les trois avant de nous diriger vers sa monture qui attendait, piétinante, sur la berge.

Gelaw rugit de plus belle du haut du ciel, réalisant que nous avions accepté le pacte. D’un coup définitif de ses ailes, la barrière vola en éclaboussures et les démons furent sur nous.

« Sauve-les ! » ordonna Maneetu.  

En un clin d’œil, nous étions sur le dos de l’hippopotame. La bête s’enfonçant dans le fleuve, le parcourant en deux brasses alors que l’eau vomissait des milliers de ses congénères. Bêtes blanches et enragées mugirent autour de nous. Nos sens noyés de leur colère – partout n’était qu’eaux bouillonnantes et fracas distant de bataille.

Par miracle, nous étions indemnes. Les démons submergés par les soldats de Maneetu, broyés entre leurs larges dents et piétinés sous leurs pattes massives.

Nous atteignîmes la rive opposée, où Maneetu nous attendait, fière et sereine.

De la berge d’où nous venions, il ne restait qu’une seule silhouette, aux plumes frémissantes de rage et au regard jaune et perfide, promettant une vengeance infinie si jamais Maneetu nous retirait sa protection. Les esprits étaient capricieux et prompts à l’ennui ; nous ne serions jamais hors de danger.

Gelaw ne pouvait traverser ce fleuve qui lui était hostile. Il se savait perdant.

Il disparut dans le néant, chassé par les rayons du soleil. Maneetu posa une main sur la tête de Xarjatu, murmurant une bénédiction inconnue avant de s’adresser à moi.

« Le territoire de ce côté du fleuve m’appartient, Gelaw ne pourra plus jamais s’y aventurer. Vous pouvez vous y établir et former un nouveau clan, chasser sur mes terres et vous nourrir de mon poisson. »

L’esprit caressa du doigt la joue de Banda, qui demeurait calme et la dévisageait de ses grands yeux noirs. Elle sourit, et me regarda longuement une dernière fois avant de replonger dans les eaux qui étaient siennes, tournoyantes et brillantes sous l’aube naissante.

J’enlaçai ma famille. Si fort que je sentais leurs cœurs battre au rythme du mien. Nous étions sauvés.

Le pacte assurerait notre protection.

Dans les étincelles du regard de Maneetu, j’avais entrevu les générations qui naîtraient après nous, dans cette contrée qui sera la nôtre. Les prêtresses aux robes immaculées et au regard de feu, qui chanteraient au bord du fleuve carmin et en feraient surgir les grandes bêtes à la peau blanche.

C’est ainsi que naquit le culte de Maneetu, l’esprit du fleuve D’Aobé, la femme aux sept sœurs.

Moustapha Mbacké Diop
Moustapha Mbacké Diop est un auteur sénégalais, étudiant en cinquième année de médecine et passionné de lectures spéculatives à ses heures perdues. Ses œuvres sont ancrées dans les cultures et mythes africains, publiées en français ainsi qu’en anglais. Il est l’auteur de la trilogie Teranga Chronicles et de la nouvelle A Curse At Midnight, publiée dans le magazine britannique Mythaxis. ———————– Moustapha Mbacké Diop is a Senegalese author living in Dakar. He is in his fourth year of medical school, and when he’s not stressing about finals or hospital rounds, he reads and writes mainly fantasy. Obsessed with mythology and African folklore, he has published an urban fantasy trilogy written in French, named Teranga Chronicles, and his short story, A curse at Midnight, was published in the British magazine Mythaxis.

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